Drood

Roman de Dan Simmons

Éditions Robert Laffont, 2011

 

 

Nombre de nos écrivains français contemporains accablent les lecteurs avec leur narcissisme, noircissant des pavés de leurs petites histoires de famille ou de leurs traumas. La rentrée 2011 est encore une fois chancie par cette pseudo-psychanalyse publique obscène (jetez un œil sur la liste des romans retenus pour les prix de novembre, c’est renversant ! Tout comme le copinage scandaleux de certains membres du jury du Médicis, au demeurant…).

Il est donc inutile de dépenser ses euros pour alimenter ces montgolfières de vanité, surtout lorsque, venu d’outre-Atlantique, le dernier Dan Simmons galvanise de nouveau ses lecteurs au long de 860 pages. Il ne s’agit pas cette fois-ci de science-fiction ou de thriller, mais d’une plongée dans le Londres de la seconde moitié du XIXème, sur les traces de Wilkie Collins et de Charles Dickens. L’auteur d’Oliver Twist meurt en 1870, laissant derrière lui un dernier roman inachevé, Le mystère d’Edwin Drood. Dan Simmons se penche sur l’origine de cet ultime récit, en reconstruisant les cinq dernières années de celui que l’on surnommait l’Inimitable. Le « journal de ce quinquennat » est tenu par Collins, confrère, ami , mais aussi principal rival littéraire de Dickens. L’auteur va fusionner avec une totale réussite des éléments fondés sur la vie des deux romanciers et une intrigue rocambolesque, pour trouver la clef du roman posthume.

Charles Dickens, rescapé d’un terrible accident ferroviaire en 1865, rencontre sur les lieux de la catastrophe, un individu singulier au nez coupé, blafard et émacié, tel un faucheur venu ravir les âmes des morts, le sieur Drood. Le romancier est captivé par le sinistre individu et entraîne Collins à sa suite pour le retrouver dans une quête échevelée : le triste Sir serait un dangereux assassin, venu de la lointaine Égypte, grand prêcheur d’un culte antique, qui règne avec ses sbires sur le monde souterrain de Londres. Les descriptions des quartiers malfamés, du labyrinthe des égouts, des fumeries d’opium dissimulées dans des ossuaires, les cryptes, les catacombes, les loculi qui abritent des cercueils empilés, où rodent des individus redoutables et patibulaires, en feraient presque un roman gothique.

Cette poursuite éprouvante, – qui serait à elle seule un très bon roman historico-policier -, se double d’un étonnant portrait minutieux d’écrivain, avec le personnage de Wilkie Collins, grand consommateur de laudanum, torturé et paranoïaque, dont la raison vacille peu à peu sous l’influence de Drood. Il est difficile d’en dire davantage sans gâter les ricochets de l’histoire très finement construite,  où Simmons manipule avec la même perversion la psychologie de ses personnages et ses lecteurs.

Car par-delà l’affaire Drood, et le duel larvé d’un monument des lettres avec son concurrent malheureux dans l’Angleterre victorienne, le livre creuse avec habilité le thème du « double », de la part obscure, de l’illusion, de la manipulation, du statut de l’écrivain et du douloureux engrenage qui mène à la création, où toutes les fourberies sont permises.