L’Unité (Enhet)

Roman de Ninni Holmqvist

Éditions SW Télémaque, 2011

 

Je finissais par désespérer… été parisien mouillé qui n’en finit pas, des vêtements d’automne ressortis dès le 18 août, des matins frileux où l’on retrouve des escargots sur ses fenêtres… et pas grand-chose à se mettre sous la dent côté musique, film, opéra ou bouquin. De déception en déconvenue, de désappointement en dépit bileux, j’ai tendu la main sans conviction vers ce qui devait être mon énième échec de la saison, le premier roman d’une suédoise née en 1958, nouvelliste et traductrice. Je lis habituellement peu les Scandinaves, à l’exception de Dreyer je préfère rester très éloignée de leur cinéma, trop souvent délétère, et je n’aime ni Grieg, ni Sibelius. Pourtant, je dois à Ninni Holmqvist une de ces improbables rencontres littéraires, une vraie secousse qui m’a laissée toute pantelante, le dernier paragraphe achevé. Il y a des romans qui émeuvent, qui séduisent, qui emportent, qui épouvantent et puis il y a ceux qui, l’air de rien, provoquent un séisme parce qu’ils posent simultanément un tas de questions très dérangeantes auxquelles on ne voudrait surtout pas répondre.

La romancière nous emmène dans ce qui pourrait être la Suède de demain, une société occidentale où la liberté individuelle et l’épanouissement personnel ne sont plus des valeurs de référence ; la primauté de la communauté, l’égalitarisme strict, le sacrifice de ses propres intérêts pour le bien de tous, sont devenus des corollaires du développement économique qui soutient le progrès du pays. Nul besoin de basculer dans un régime totalitaire, la Suède est toujours une démocratie qui a su faire valider par son peuple ce léger glissement d’idéal, en suivant un raisonnement très simple : si la société repose sur l’égalité de tous les citoyens, nul frein ne peut être mis en place à l’évolution de carrière des femmes. Donc, du partage à part égale du congé parental, on passe à la crèche obligatoire pour tous les enfants ; plus d’excuse pour à la fois ne pas procréer et ensuite travailler dur à l’enrichissement du pays. Cette abondance produite est alors partagée de manière équitable entre les citoyens, de manière à promouvoir la reproduction et la croissance. « Je vis et je meurs afin que le P.I.B. augmente ». Mais, quand la maladie, symbole criant de l’injustice, tombe au hasard sur les citoyens, l’état trouve la panacée suprême : utiliser les organes des superflus, ceux restés, volontairement ou non, en marge de cette obligation de procréation et d’enrichissement, au contraire des nécessaires. Á cinquante ans pour les femmes, à soixante ans pour les hommes, les superflus sont emmenés à L’unité, banque de réserve de matériel biologique, pour servir de cobayes, puis de donneurs d’organes, enfin pour accomplir le don final, qui saura redonner un sens à leur vie considérée stérile et égoïste. Moyen radical de traiter dans le même temps du déficit chronique des retraites et de la sécu.

Dorrit Weger, sans enfant, sans parent à soigner, sans richesse, peu rentable donc, fête ainsi son demi-siècle en passant la porte de cette cité du non-retour, gigantesque et hermétique blockhaus de verre truffé de caméras et de micros. L’État n’a pas lésiné sur le confort des résidents, l’Unité a tout d’un village de vacances luxueux avec spa haut de gamme, température et météo constante, soleil artificiel, gymnases, jardin d’hiver, atrium, bibliothèques, cinémas, boutiques, activités diverses de loisirs, fêtes de bienvenue et évidemment soins médicaux dernier cri. La vie de Dorrit ne lui appartient plus, d’autres ont posé sur elle un jugement sans appel.

On imagine alors découvrir ces cadavres en sursis révoltés, réfractaires, mutins, insoumis. Il n’en est rien, à peine un sentiment d’injustice affleure-t-il parfois. Car tout a été pensé pour conditionner ces pensionnaires et les priver de leurs instincts de survie, anesthésiant les envies de fuite. Dans le monde extérieur, les superflus sont souvent des intellectuels, des solitaires, des indépendants, pour qui concevoir, consommer et accumuler n’a aucun sens. L’unité leur donne pour la première fois l’occasion de faire l’expérience d’une solidarité, d’une complicité, d’une amitié forte basée sur une épreuve commune. Dans ce temps raccourci qui est donné à Dorrit, il devient urgent de rencontrer, de connaître, d’échanger, d’aimer et de vivre. Le mouroir classieux est paradoxalement un lieu créateur de bonheur ; qu’importe l’issue fatale programmée quand on découvre sur le tard la fraternité, l’entraide, et l’amour. Ces liens nouveaux, forts, sincères, piègent ces seniors qui vont droit à l’abattoir sans faire de bruit, de crainte d’effrayer les nouveaux arrivants.

Ce roman qui tient du Soleil Vert, de 1984, de l’Âge de cristal, de tous ces livres et films dont les utopies sont devenues cauchemars, met très mal à l’aise parce qu’il ne suit aucun des codes de la Science Fiction. Il nous demande par contre quel sens donner à une vie, à quelle aune estimer sa valeur, si nous savons vraiment ce qui nous appartient et ce que l’on devra rendre un jour, quelle est la place de la liberté si l’on veut garder une cohésion dans une société et si on peut renoncer sciemment à cette liberté pour le bien commun. L’égalité implacable peut-elle être un socle suffisant pour « le vivre-ensemble », le corps humain peut-il être réduit à un simple ensemble de pièces détachées que l’on recycle, jusqu’où aller pour générer toujours plus de profit, sommes-nous condamnés au pragmatisme économique, comment faire cohabiter éthique et capitalisme… il y a tout cela dans L’unité.

L’histoire récente de la Suède n’est sans doute pas étrangère à ces questions politiques, sociétales et philosophiques. En application des lois eugénistes de 1935 adoptées à l’unanimité par le Parlement et visant à empêcher la dégénérescence de la population, quelque 63.000 stérilisations ont été pratiquées entre 1935 et 1975.Les années 50 ont constitué une rupture, où l’on est passé « d’une majorité de stérilisations forcées à une majorité de stérilisations consenties, de l’application des théories eugénistes et de « préservation de la race » à un programme de « planification familiale et de cohésion sociale »*.  Glaçant !

* http://www.lexpress.fr/informations/suede-une-trop-parfaite-democratie_624334.html