Un Jardin de sable (A Garden of Sand – 1970)
Roman de Earl Thompson
Traduction Jean-Charles Khalifa et préface de Donald Ray Pollock
Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2018
830 pages à patauger dans la fange… j’avoue avoir reposé le pavé entre nausées et ébahissement, soulagée d’en être venue à bout, mais aussi étonnée d’avoir été incapable de le lâcher, piégée par une très inconfortable fascination/répulsion. La quatrième de couverture avait beau prévenir en faisant de ce livre un enfant légitime de Steinbeck, Fante, Bukowski et Zola, elle me semble très loin de la réalité. Tout y est plus noir, plus glauque, plus repoussant, plus désespéré et plus insupportable ; car le roman est en fait la première partie d’une trilogie autobiographique d’un écrivain oublié ou volontairement ignoré aux États-Unis, et quasi-inconnu en France. Donald Ray Pollock – auteur du phénoménal et bien perturbant Le Diable, tout le temps– s’est fendu d’un texte pour le sortir du purgatoire (la dernière édition américaine date de 2001, elle est aujourd’hui épuisée), saluant en Earl Thompson et son Jardin de sable, sa propre porte d’entrée en littérature.
Du haut de ses treize ans, le jeune Jacky Andersen a déjà traversé cinq États et connu quatorze adresses différentes ; il n’en demandait pas tant. Mais voir le jour dans les champs du Kansas quand Roosevelt fait crever un à un les fermiers au nom de son New Deal, prédispose à avoir la bougeotte. Ses jeunes années ressemblent aux clichés de Dorothea Lange, miroirs de la Grande Dépression : histoires ordinaires de fermes saisies par les banques, de ruine, de culbute dans la misère, de ces « vagabonds de la faim » qui fuient toujours plus vers l’ouest, de files d’attente devant les distributions de soupe, de vols et de trafics inévitables si l’on veut au moins survivre. « Toute leur vie, ils avaient creusé à mains nues au fond d’une tranchée écœurante de désespoir où les bienfaits de la médecine étaient un luxe inabordable et où la règle était de rester debout malgré les blessures. Si Mac avait dû se préoccuper des dents de ses enfants, il aurait fallu qu’il assassine quelqu’un. »
Jacky passe ses neuf premières années à Wichita, dégringolant avec ses grands-parents l’échelle sociale, passant de petits appartements modestes aux sous-sols misérables. Son père est décédé très tôt et sa mère s’est enfuie, alternant les arnaques, les combines, aussi vaines que sordides, avant de passer par la case “prison”. Malgré la dureté de cette vie, de cette voie sans issue qu’est la vraie misère, les grands-parents aimants protègent le petit garçon, l’envoient à l’école, tentent de lui transmettre quelques valeurs et ne s’en sortent pas si mal dans la débrouillardise. Mais bien sûr il a y cette honte d’être un pauvre et un assisté, qui colle à ses semelles trouées : alors quand sa mère réapparaît, flanquée d’un nouveau mari et pleine d’espoirs d’une vie familiale simple avec son fils, Jacky veut y croire. Il ne sait pas encore que le pire est devant lui, que l’on peut tomber encore plus bas.
La peinture naturaliste de la pauvreté quotidienne glisse soudain sur un terrain beaucoup plus sordide, celle de l’exploitation des enfants, de la perversion, des violences domestiques, atmosphère délétère peuplée de tordus en tout genre. Earl Thompson jubile à cracher à la figure de son pays la réalité féroce de sa fin d’enfance passée entre un truand aux petits pieds, alcoolique, malsain et haineux, et une mère fragile devenue pute à plein temps, qui finit par ouvrir les cuisses à son propre fils. « Si les conditions de vie sont pourries, détestables, épouvantables, alors vous aurez des gens pourris, détestables et épouvantées. Si on leur ferme toutes les portes qui pourraient les rendre meilleurs, alors c’est de plus en plus mauvais qu’ils vont devenir. »
Livré à lui-même pour assurer la subsistance du trio – les activités de la mère passant dans la bibine du mari soiffard –, Jacky survit entre la manche, le vol et les carambouillages, dans des petites villes portuaires du golfe du Mexique peuplées de prédicateurs vicieux, de soudards violents et d’ouvriers graveleux. Son Thénardier de beau-père tâte heureusement souvent de la prison, uniques moments de répit dépourvus de torgnoles, d’humiliations ou de tentatives de viol. Le fils a alors tout le loisir de vivre avec sa mère dans une promiscuité qui ne leur pose aucun problème moral. Depuis son tout jeune âge, les femmes, et surtout leurs entre-jambes, sont l’obsession de Jacky, qui grandit avec l’idée fixe qu’il faut non pas tuer le père, mais coucher avec sa mère pour exister dans ce cloaque. Nul sentiment, pas d’amour, juste le désir à l’état brut : « Elle était immobile au bord du lit, avec son ventre qui soulevait la nuisette et ses seins qui tombaient, soudain si vieille et si laide aux yeux de Jack qu’il faillit éclater de rire à la pensée de sa propre supériorité pour être arrivé à ses fins avec elle… il dut se mordre les lèvres pour ne pas la traiter de « vieille pute affreuse ». J’l’ai baisée, pensa-t-il. La vache, j’viens de la baiser ! ».
Earl Thompson impose à son lecteur onze longues scènes de lit entre le fils et la mère, dont trois de vraie copulation, rengaine pénible qui en dit surtout long sur la condition des femmes dans les années trente. Les pages les plus atroces ne sont cependant pas ces tripotages surabondants, mais le mépris et la violence absolue que les hommes font tomber sur les femmes : coups, sévices, viols collectifs, mutilations, tout y passe. Et lorsqu’un souteneur est arrêté pour avoir vraiment poussé le bouchon trop loin, il s’en tire avec un trois mois de prison et remise de peine ; ben oui, quoi, arracher les tétons d’une pute avec les dents après l’avoir défigurée à coups de poings et l’avoir battue presque à mort, c’est qu’elle l’avait bien cherché, non ?
Le roman serait irrespirable sans le style d’Earl Thompson, qui se contente de décrire la réalité quotidienne de ses personnages sans jamais juger, sans effets de style, ou ricanements caustiques devant l’énormité de certaines situations. Le livre est un remarquable exercice d’équilibriste entre un vécu dérangeant, livré brut de décoffrage, et une narration apaisée qui met parfois de la beauté dans la monstruosité : « La nuit allait toujours prendre pour lui la forme d’une femme, parfois allongée paresseusement, lascivement sur le paysage, parfois tordant les arbres ou lacérant les océans obscures dans sa fureur. Qu’il soit dégoulinant de larmes au printemps, à la fois de la joie des cuisses d’une jeune fille ou du spleen débordant d’un cœur tout neuf, ou encore emmitouflé jusqu’aux yeux au beau milieu d’une tempête glaciale, le visage fouetté par la neige fondue oblique et drue, à la lueur d’un réverbère, ou bien gémissant « Encore, encore ! » sur le lit d’un meublé, les ressorts du sommier résonnant de ce même cliquetis impersonnel que les rouages de l’âme, oui, la nuit serait à jamais une femme ».Et c’est en fait une leçon de vie que nous donne Earl Thompson, puisque Jacky, sa mère, tous les laissés-pour-compte amochés, gardent malgré le pire qui se répète, l’énergie pour vouloir s’en sortir, et se relever sans cesse. *
* Earl Thompson (1931-1978) – après ses années d’errance aux côtés de sa mère et de son beau-père, il rentre à Wichita à 14 ans et triche sur sa date de naissance pour s’engager dans la Marine américaine. Il quitte l’armée en 1954, fréquente l’université du Missouri puis celle de Columbia, entre 1954 et 1960, voyage en Europe et … devient l’écrivain que l’on sait.