Quelle déconvenue cette exposition ! Pour décevoir avec deux cents toiles de grands maîtres, il suffit de les associer autour d’une thématique trop vaste, fourre-tout, que l’on sent un peu forcée, limite frelatée. Peut-on se contenter d’arracher aux forceps, du destin d’un peuple arrivé en Europe au XVème siècle, la naissance d’un mouvement littéraire, trois siècles plus tard ? Ce genre de chemin de traverse rectiligne transpire le lieu commun, la pensée courte, le poncif convenu et quelques facilités. Car il ne suffit pas de conjuguer la Bohème au pluriel, pour faire correspondre la tragédie d’un peuple nomade et Puccini.
Pour faire simple, l’exposition se scinde en deux époques, sur deux étages : le premier dédié à la fascination des artistes européens pour les tziganes, et le second, au vécu volontaire de cette vie d’errance par les artistes parisiens du XIXème siècle : vagabondage pictural, fantasme d’une existence libre de contrainte, évocation d’une vie en marge qui protège une identité, puis chimère de l’artiste littéraire maudit, génie solitaire, incompris, qui crève dans sa soupente. Ça fait beaucoup pour une seule exposition.
D’autant que les toiles de la première partie sont de pures merveilles pour les yeux : Léonard de Vinci, La Tour, Watteau, Manet, Corot, Renoir, Courbet, Van Gogh… on ne sait plus où donner de la prunelle. Les couleurs vibrent, les violons s’agitent, les bohémiennes dansent une ronde folle, les filous filoutent, les diseuses de bonne aventure ricanent, les belles brunes aux yeux de braise ensorcèlent, les tambourins palpitent, comme dit le poète « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Je suis restée plantée de longues minutes devant le Jeune Bohémien serbe de Charles Landelle (1872), portrait d’un adolescent aux grands yeux noirs bordés de khôl, tunique brodée et chemise blanche ouverte sur une peau pâle et lisse, qui tranche avec ses boucles sombres. Le visage est encore androgyne, mais ses lèvres trop pulpeuses et son regard bien hardi attrapent tous les visiteurs, comme un ange tentateur et ensorcelant.
Évidemment, rien d’ethnographique dans ces tableaux. La mode est à l’exotisme, à l’orientalisme, au pittoresque, au campement joyeux des musiciens, aux déambulations bigarrées ; les expulsions, la répression, la méfiance, la marginalité, la dureté de leur condition et leur pauvreté sont oubliés au profit d’une relecture visant à exalter leur seule liberté, leur vie en marge dédiée aux sens.
Côté scénographie, ça coince déjà un peu. Le metteur en scène d’opéras, Robert Carsen, multiplie les clins d’œil appuyés avec cette dominante de couleur brune, cet éclairage limite, ces traces de pas au sol… oui, oui, nous sommes, nous aussi, sur la route, comme des bohémiens, on a compris, mais est-ce vraiment nécessaire ? Cette magnifique partie de l’exposition se suffisait à elle-même, d’autant qu’elle se termine par un premier glissement capilotracté vers l’art lyrique, via Esméralda, Carmen, puis la Mimi de Puccini. Ça se gâte.
Ça se gâte, car Robert Carsen va nous recréer à l’étage le mythe de l’artiste romantique maudit, le Paris-Bohème de pacotille, de Vigny à Verlaine, en passant par Liszt et Courbet, Degas et Daumier. Que l’on regarde le célèbre tableau de Fantin-Latour, Coin de table, on découvre, non pas des crèves-la-faim en guenilles, mais des jeunes dandys bien propres sur eux. Refuser les valeurs classiques, les académies, être libre d’écrire ou de peindre sans comptes à rendre, choisir un mode de vie sans chaîne, boire de l’absinthe, courir les filles ou les garçons, c’est sans doute tout à fait nouveau, mais la liste des artistes qui se revendiquent de ce choix laisse rêveur : beaucoup sont des aristocrates, des bourgeois, des héritiers qui n’ont jamais connu la mansarde glaciale et le ventre creux, Rimbaud étant l’exception. Et de nous reconstituer en placo-plâtre l’ambiance d’un galetas, le poêle toujours froid cher à Cézanne, la chambre de Verlaine et Rimbaud (???), le cliché rétro en devient limite indécent. Car ceux qui ont vraiment connu cette extrême pauvreté sont tombés dans l’oubli, ne laissant rien derrière eux. Peut-on réellement créer une œuvre sans souci du lendemain, dans le dénuement et la misère ? Oui, mais cinquante ans plus tard, on quitte alors Baudelaire et on se cogne à la bande du Chat Noir, du Mirliton, à Salis, à Satie et à Picasso, aux hydropathes, sans le sou et marginaux, dans les bouges de Montmartre.
De la Bohême à la vie de bohème, il y a plus qu’un problème d’accent…