Au Grand Miroir
Texte de Gilles Ortlieb
Éditions Gallimard, 2005
C’est l’histoire d’un espoir qui s’ensable, d’une parenthèse de quelques semaines qui s’éternise deux ans, d’un voyage qui vire à l’exil, d’une évasion studieuse devenue piège stérile, d’un vague ennui flottant changé en abattement mortifère. Lorsque Baudelaire part pour Bruxelles au printemps 1864, il ignore qu’il en reviendra aphasique, hémiplégique, rattrapé par la syphilis, et qu’il ne reverra Paris que pour y mourir. Encore que. Il pressent qu’il quittera la Belgique comme un malade, et qu’il lui faudra revenir au monde, à celui qu’il connaît, une dernière fois, et puis le quitter pour de bon, voilà ce qui l’attend, il le sait, il y va.
En revanche, Baudelaire ne se doute pas encore que son œuvre est déjà derrière lui ; l’ébauche d’un pamphlet, un petit volume de poèmes rapiécés, des brouillons, des commencements, des radotages et du ressentiment, rien de mémorable excepté quinze à vingt feuillets, selon son éditeur Poulet-Malassis. Le poète s’enlise, tandis qu’en France sa notoriété va croissante : Mallarmé, Verlaine, rendent hommage à l’absent, les Fleurs du mal et leur auteur sont cités, salués, étudiés, on donne même son patronyme à une école, tandis qu’il se terre et se tait à Bruxelles, dans un exil depuis si longtemps provisoire qu’il pourrait bien, à son insu, être devenu définitif.
La lassitude, les créanciers coriaces, l’éloignement de Jeanne Duval, la léthargie des éditeurs, les projets repoussés, finissent par avoir raison de l’encrage parisien du poète. Autant aller voir ailleurs s’il s’y sent mieux, le temps de changer d’air, de gagner un peu d’argent avec des causeries littéraires, de retrouver l’inspiration et l’envie d’écrire, même s’il n’est pas dupe de sa profonde mélancolie, de son âme torturée, qu’il va emmener dans ses bagages. Lorsqu’il arrive à l’hôtel du Grand Miroir, il se pose dans une chambre qu’il ne quittera plus ou presque, fidèle à un nomadisme sédentaire devenu, par pis-aller, une façon d’art de vivre. Ses conférences ne suscitent aucun enthousiasme, la manne financière escomptée se tarit dès son arrivée : il pourrait rentrer à Paris, mais n’en fait rien. Autant creuser le sillon de l’échec, du ressentiment, de donner libre cours à ses rosses capacités sarcastiques sans limites. S’il ouvre d’abord grand les yeux devant cette ville nouvelle, le naturel revient vite au galop ; ses notes bruxelloises, volumineux brouillon d’un livre fantôme, virent au jeu de massacre, noria d’invectives, de rancœurs, d’incompréhensions et de mépris. Même de cette entreprise de démolition, il se lasse vite. Sa santé déclinante, les corrections d’épreuves envoyées de Paris de sa traduction de Poe, les projets de rééditions des Fleurs et du Spleen de Paris, l’ancrent à Bruxelles dans un immobilisme qui vire à l’inertie. Enfer pour enfer, autant conserver celui qu’on s’est choisi, où l’on risque moins d’être reconnu.
Sous le prétexte de s’accrocher aux basques de Baudelaire, Gilles Ortlieb interroge cette notion d’exil, de fuite, de repli et l’incapacité de s’en extraire. Plus le temps passe, plus le poète s’isole, se met en retrait, raréfie ses interactions, renonce même à écrire ; le détachement se métamorphose en pétrification, puis en dissolution. Peut-être n’est-ce rien d’autre qu’il est venu chercher ici, le creux du monde, le retrait, un refuge dont la précarité même garantit en quelque sorte la résistance et la longévité. Sans se douter que ce repli finirait par l’envelopper et l’engloutir tout entier, jusqu’à le priver des moyens de l’exorciser, de le dire. Il faut attendre la désarticulation finale, la chute hautement symbolique sur le parvis de l’église Saint-Loup de Namur, entre Félicien Rops et Poulet-Malassis, pour entrevoir un inévitable retour vers la France. Dans cet exil de plus de huit cents jours, Baudelaire s’est lové ; il s’est construit un refuge, un cocon, loin de l’excitation de Paris et de son milieu artistique. Tout y arrive décalé, décéléré, émoussé, inoffensif. Il vit de peu, revient à l’essentiel, tâte du dénuement, du silence, de son incapacité à intervenir dans le cours des choses, de l’indifférence. Loin de l’œil du cyclone, il accepte une vie lente, vide et monotone en lieu et place d’une autre qu’il tient pour plus douloureuse, plus cruelle, plus éprouvante.
Gilles Ortlieb accompagne Baudelaire comme une douce ombre consolatrice, qui a perçu et compris dans ce choix de l’exil la seule issue possible pour supporter l’insupportable. Tel un visiteur du soir patient et compatissant, il le suit dans ses déambulations, sa réclusion, ses colères et ses soupirs, ses espoirs et sa détresse, ses provocations et sa sauvagerie. Il regarde le poète sombrer, sans possibilité de retour.. Et ces deux-là se comprennent, se répondent à un siècle et demi de distance, mêlant des sensibilités qu’on devine proches. Il fallait un autre poète pour expliquer à Baudelaire les raisons de son plongeon dans l’ennui et le rien, et un autre livre, généreux, accompli et magnifique, pour raconter celui qu’il n’avait pas pu écrire, dans l’exaspération recuite et ses ressassements méprisants.