Her Job (Η Δουλειά Της), 2018 – Film de Nikos Labôt
Prix de la meilleure interprétation féminine – Festival International du film de Thessalonique, 2018
Best Film Press Award / Prix spécial du jury – Festival du Cinéma Méditerranéen de Bruxelles (Bruxelles, Belgique), 2018
Meilleur Premier Film et Meilleur Interprétation Féminine – Académie du cinéma Hellénique, 2018
Est-il possible de parler de violence sociale, d’oppression, de servitude moderne sans verser forcément dans le film « militant » ? C’est le parti-pris singulier du réalisateur grec Nikos Labôt, qui signe avec Her Job son premier long métrage. Il choisit d’observer avec une infinie délicatesse la transformation intérieure d’une femme au foyer, longtemps invisible et silencieuse, venue par nécessité grossir les rangs des travailleuses précaires.
Panayiota, mère courage de trente-sept ans, tient à bout de bras sa petite famille, percutée et fragilisée par la crise économique qu’endure la Grèce depuis trop longtemps. Elle supporte sans broncher son mari aigri par le chômage, sa fille adolescente capricieuse et agressive, en gardant une tendresse touchante pour son dernier né, un jeune garçon timide à la santé fragile. Elle s’épuise dans ses tâches quotidiennes, sans jamais recevoir soutien ou marques d’affection des siens. Pire, son mari raille sa courte scolarité et ses difficultés de lecture, la maintenant fermement sous sa domination exigeante et exclusive. Lorsque les derniers bijoux sont placés en gage, il capitule totalement, passant ses journées sur son canapé, misant sur d’hypothétiques gains à la loterie. Mais quand un centre commercial flambant neuf (la crise ne touche pas toutes les classes sociales) recherche une équipe de femmes de ménage, Panayiota n’hésite pas une seule seconde, surmonte courageusement sa timidité et décroche le premier emploi de sa vie.
Commence alors une autre existence, tout aussi dure et usante, mais qui offre à Panayiota la possibilité de sortir de sa solitude et d’exister par son labeur (si peu gratifiant soit-il). Elle découvre l’amitié, la notion de collectif, la solidarité. S’émanciper du joug marital, apprendre à conduire, sortir entre filles, deviennent des réalités qu’elle n’aurait auparavant jamais pu s’autoriser à envisager. Son mode de vie, ses liens familiaux, son rapport aux autres se modifient parce qu’en elle, intimement, se joue une petite révolution. Le réalisateur choisit de capter sur le visage de son héroïne les plus infimes variations de ses émotions. Si les sentiments de Panayiota passent peu par les mots (personne ne lui a appris à s’en servir), on lit dans ses yeux, moins souvent baissés, son sourire naissant, sa gestuelle moins gauche, une libération que rien ni personne ne pourra plus contenir.
Car, ironie du sort, la femme au foyer dévouée n’avait visiblement aucune conscience du traitement méprisable et de la violence que lui infligent son mari et sa fille ainée. Issue d’un milieu très modeste, Panayiota reproduit une soumission séculaire. Ce maillon supposé faible de la famille va se révéler une source inépuisable de force, de ténacité, de vitalité, de réconfort. Au point que sa propre transformation va déteindre sur les autres membres de la famille. Soudainement fière de sa mère qui fait bouillir la marmite, l’adolescente à problèmes se calme peu à peu, étudie plus sérieusement, tandis que le père, pour la première fois de sa vie, participe aux tâches ménagères que son épouse n’a plus le temps d’assumer seule. Si ces évolutions ne se font pas en jour, entendre Panayiota balancer un « Σκάσε ! / Ta gueule ! » bien senti à son mari, qui lui reproche violemment ses heures sup’ et ses doubles services la retenant loin de la maison, est assez jouissif.
L’émancipation du personnage intervient paradoxalement « grâce » à une plongée dans les angoisses d’un contrat court sous-payé (salaire brut mensuel de 585 euros !), qui se renouvelle, ou pas, chaque semaine. Le travail est exténuant, ingrat et malmène rapidement la santé de ces femmes. Le management, faussement bienveillant, cache une inhumanité qui surgit lors de licenciements sauvages (et immédiats, dès que la Direction découvre qu’une employée est syndiquée), fruits de subterfuges illégaux pour faire signer en douce une démission. L’humain reste la première variable d’ajustement quand il faut réduire les coûts et maximiser les profits. Panayiota accepte de sacrifier ses droits et sa vie de famille pour une entreprise qui va la nourrir et la broyer. Et dans le même temps, la faire avancer. Licenciée à son tour, ce n’est pas dans son foyer qu’elle va chercher refuge mais auprès de ses compagnes de travail, ses sœurs de servitude : celles qui l’ont aidée, rassurée, qui lui ont appris à se servir d’une carte bancaire, qui ont fêté son anniversaire (totalement oublié par les siens !), avec qui elle a partagé les joies et les peines du quotidien.
La caméra de Nikos Labôt reste au plus près de Panayiota, jouée avec énormément de subtilité et de sobriété par l’actrice Marisha Triantafyllidou. La mise en scène, économe de moyens, s’ancre dans la simplicité du réel : elle se permet juste de jouer sur la rectitude des lignes rectangulaires du centre commercial et la dominante de son rouge froid pour souligner la rigidité d’un système économique ultra libéral qui ne s’autorise aucune générosité ni compassion. Pour le reste, un geste esquissé, un silence, un mouvement de la tête, une déglutition difficile en disent plus long que de longues phrases martelées.
Le chemin vers l’estime de soi, la prise de conscience de ses capacités insoupçonnées, passent parfois par des accélérateurs inattendus. La mère au foyer soumise qui s’excusait d’exister est devenue une travailleuse indépendante et digne.