Il faut ramener Albert
Documentaire de Michaël Zumstein
Sortie 2021 – Visible en replay sur LCP
Étoile de la Scam 2023
Il est des éclats de rire qui n’ont pas d’âge ; posé dans le canapé de son grand appartement parisien, Roger Lévy, quatre-vingt-dix-huit printemps au compteur, s’esclaffe comme un garnement espiègle devant les exploits au billard de son grand fils, conseillé par ses instructions inspirées ; il joue des zygomatiques au risque de se trouver mal, vivant pleinement la joie de cet instant partagé. Pourtant, Roger n’est pas homme à porter ses états d’âme en bandoulière. Il a gardé pour lui, pendant plus de sept décennies, le souvenir douloureux d’un frère ainé tué en 1944 à Monte Cassino. Une chape de plomb, faite de non-dits et d’exil intérieur, a recouvert l’insupportable perte dont Roger ne s’est jamais remis. La jeune génération de la famille ignore tout d’Albert, soldat tombé à vingt-deux ans pour la France, ombre solitaire laissée de l’autre côté de la Méditerranée dans un cimetière militaire d’Algérie, berceau de la famille Lévy.
C’est à Oran que Roger, son frère Albert et leurs deux jeunes sœurs coulent des jours heureux, avant que les lois raciales de Pétain et la guerre ne viennent torpiller le bonheur sans nuages. La tragédie s’invite, Albert est enterré à trois reprises, en Italie d’abord, puis dans sa terre natale, mais toujours en l’absence des siens. Comment faire le deuil du grand frère admiré par tous, tant pour sa beauté physique que pour sa grandeur d’âme, quand on a été dépossédé de son dernier voyage ? Si le temps n’a guéri aucune plaie, la fratrie survivante prend de l’âge ; Nicole, la benjamine de quatre-vingt-huit ans, et Colette, fringante nonagénaire, veillent sur un Roger un peu vacillant ; tous de se retrouver l’après-midi pour noircir des grilles de mots-croisés, papoter, s’asticoter aussi un peu. Mais surtout, soutenir leur grand frère dans sa volonté de rapatrier le corps d’Albert en France.
Tourné durant le premier confinement par Michaël Zumstein, fils de Colette Lévy, le documentaire ne dit rien des motivations profondes de Roger ; on peut en toute logique imaginer qu’une santé déclinante et un sentiment d’urgence l’ont poussé à mettre en marche la lourde machine administrative. La caméra va donc suivre l’épopée du trio, dans la longue aventure qu’est l’exhumation d’Albert et son retour dans le caveau familial de Bagneux. Épopée est bien le mot pour une génération parfois dépassée par internet et les subtilités des administrations kafkaïennes. C’est là toute la finesse du réalisateur d’associer de poignantes scènes de souvenirs émus et d’absurdes face-à-face entre l’humain et une technologie pas toujours simple à appréhender. Nulle nostalgie passéiste appuyée ou voyeurisme poisseux, mais un équilibre maîtrisé entre le drame familial et la comédie savoureuse.
Chacun des trois protagonistes apporte son caractère, sa sensibilité, ses compétences et ses limites dans les démarches longues et complexes. Si l’efficace Nicole se charge des mails et des coups de téléphone, Colette commente avec drôlerie la complexité des formalités, la lenteur des administrations françaises et algériennes qui peinent à se mettre d’accord, et donne son opinion bien trempée sur la déshumanisation des procédures bureaucratiques. Mais elle est aussi le lien poétique et souvent décalé entre un Roger silencieux et une Nicole pragmatique. Colette rit de ses maladresses, s’essaie sans succès à une remise à niveau informatique, mais assiste tendrement son frère dans les signatures de papiers officiels. Il faut l’entendre échanger très sérieusement avec « l’assistant vocal » (Siri) de sa tablette numérique pour percevoir toute la candeur et la bonne foi qui la caractérisent. Si comprendre le fonctionnement d’une intelligence artificielle semble mission impossible, elle n’a pas son pareil pour faire naître l’émotion, avec les mots les plus simples ; venue avec Nicole sur la tombe des parents pour leur annoncer le retour de leur fils, Colette s’adresse à eux avec une sincérité désarmante. S’excusant de ne jamais leur rendre visite, elle ose exprimer sa difficulté à accepter la mort de ses proches, et l’impossibilité même de prononcer le nom du grand frère défunt.
Car ramener Albert en France c’est aussi ouvrir la boite des souvenirs, le temps de la jeunesse, de l’insouciance, d’un passé lumineux irrémédiablement révolu que tous ont chèrement payé. Roger a pieusement gardé par-devers lui lettres et photos, tandis que la famille ensevelissait une seconde fois le soldat dans un silence hermétique. Chacun a bercé sa douleur en sourdine, dans la solitude et le chagrin ravalé. Roger accepte enfin de parler face caméra de cette relation fusionnelle qui le liait à son frère ainé, comme en témoigne leur correspondance durant les années de guerre. Nicole et Colette découvrent, à leur tour et avec stupéfaction, cet échange de lettres totalement bouleversant, qui redonne vie à l’absent.
Ce temps du transfert d’une terre à une autre aura permis de libérer la parole, de resserrer les liens d’une fratrie bancale dont il manquait un pilier ; à l’isolement perpétuel de son frère, Roger a substitué la chaleur de retrouvailles familiales et le repos éternel partagé. Les funérailles militaires officielles d’Albert Lévy ont réuni à Bagneux trois générations, venues rendre un hommage ému au soldat reconnu, tombé en héros. Roger, sa mission accomplie, n’a pas tardé à rejoindre le frère tant aimé.