Imelda – 1993
Roman de John Herdman
Traduit par Maïca Sanconie
Quidam Éditeur, 2023 en édition de poche
Quand un romancier écossais plonge avec jubilation dans les méandres les plus sombres de la psyché humaine, un hurlevent de folie secoue les vieilles demeures de pierre et pulvérise le vernis bilieux des arbres généalogiques séculaires. John Herdman s’amuse en effet, dans un jeu de miroirs perpétuels, à perdre son lecteur dans une machine infernale de manipulations et d’illusions, où les personnages eux-mêmes ne savent plus quel rôle ils ont joué dans la débâcle de leur noble famille, les Agnew, race ancienne et fière, du comté de Berwickshire.
L’histoire racontée, tramée comme une toile d’araignée dense et poisseuse, a tout du mensonge… d’où suinte pourtant une indéniable vérité. Plusieurs récits, mémoires et correspondances, comme autant de pièces d’un même puzzle, dessinent la carte de la dégénérescence d’une vieille famille écossaise consanguine, attachée à son rang et aux apparences. Dans ce roman polysémique, deux narrations principales relatent, longtemps après les faits, les mêmes événements parvenus au cœur d’une demeure isolée, entre 1950 et 1962 ; les styles sont aussi opposés que les versions, sous la plume des deux protagonistes vieillissants ; de l’antagonisme le plus frontal, souvent, à la simple dissonance, parfois, les récits se contredisent, sans aucun témoin fiable pour démêler le vrai du faux.
John Herdman assume la caricature de ses personnages, dont il noircit les travers ; le couple de propriétaires, attelage mal assorti d’un clergyman falot de l’église épiscopalienne et d’une harpie coincée, a assuré sa descendance avec deux garçons qu’on peine à croire frères. L’aîné, Hubert, écossais type par le physique, est un bon garçon sportif malheureusement doté d’un système digestif détraqué et bruyant, soudainement versé dans la philosophie de Leibniz lors de son passage à l’Université de St Andrews. Son frère cadet, Frank, tient pour sa part du héros romantique blafard et évanescent, totalement oisif et un brin dérangé. Arrive dans cette demeure humide leur cousine lointaine, Imelda, petite orpheline silencieuse, flanquée d’un oncle, ancien militaire devenu régisseur. Pendant que cet oncle, Sir Robert Affleck, reprend en main le domaine mal géré par le clergyman, les deux frères vont s’affronter de l’enfance à l’âge adulte pour l’amour de la douce Imelda. L’ainé remportera la mise mais y laissera tragiquement la vie.
De ces douze années décisives pour la famille Agnew, ne perdurent que le long récit tourmenté de Frank et celui plus ramassé de l’oncle Affleck, aussi déroutants l’un que l’autre. Or, ces tricotages très personnels du passé mettent dans l’expectative la dernière descendante de cette tribu finissante, abandonnée dès sa naissance. Fruit précoce d’un mariage prévu mais non encore célébré entre Imelda et Hubert, la petite fille a été laissée aux bons soins d’un ouvrier agricole du domaine. Désormais adulte et sur le point de devenir mère à son tour, elle attend des réponses à ses questions légitimes.
C’est donc au lecteur de mener sa propre enquête dans les arcanes de la dissimulation, de la prétention et de la folie que sont les témoignages de Franck et de Sir Robert. John Herdman sème des indices, joue sur les mots, les symboles, les références littéraires (certaines pages sont dignes des grands romans gothiques anglais) pour créer chausse-trappes, rebondissements, pièges et embûches, jusqu’au dénouement final, aussi sordide qu’on pouvait le craindre. Le romancier dissèque au scalpel le fonctionnement tordu, voire franchement détraqué d’une fin de lignée qui se saborde malgré elle, sans comprendre que le ver creusait son fruit depuis longtemps.
Dans les témoignages écrits, donc de seconde main, chacun est vu au travers du prisme des autres, déformé par un regard sans pitié et des jugements caustiques. Le langage ne sert pas de révélateur à la vérité mais camoufle les pires abominations. L’oncle Affleck le fait en toute conscience, prêtant aux autres ses tares et sa duplicité, arrangeant à sa sauce les événements et gommant même dans son récit un personnage déterminant ; son âme damnée, une ancienne ordonnance qu’il connaît depuis son engagement dans l’armée, prêt à exécuter toutes les basses œuvres de son maître. En revanche, le texte de Frank, qui occupe à lui seul deux tiers du roman, est le territoire complexe d’un homme qui flirte avec la démence depuis son enfance. Pour le plus jeune des fils Agnew, l’écriture est un moyen de se recréer, de rejouer la partie perdue, de se mettre en scène, sous les traits d’un jeune homme mélancolique et mystérieux, aussi beau que profond, incompris et méprisé par le reste d’une famille trop étriquée.
C’est sans compter sur la rosserie de John Herdman ; Frank se peint sous les traits d’un jeune intellectuel brillant, alors qu’il tire la langue sur une vague étude des Champignons du Berwickshire. Imelda, l’élue de son cœur, qu’il voit sous les traits d’un bel ange radieux paré de toutes les vertus, est une demoiselle qui s’ennuie, sans éducation ni personnalité, et qui mouille encore parfois ses draps. Si Frank rêve sa vie, sa folie naissante lui donne accès à une perception différente de la réalité ; grâce à sa sensibilité particulière en perpétuel éveil, il capte des mots, des gestes, des détails qui, passés à la moulinette d’un cerveau perturbé, réapparaissent sous des formes codées. Il nourrit ainsi une passion pour Le Roi des Aulnes, mis en musique par Schubert. On se demanderait d’où peut lui venir cette fascination pour le poème de Goethe, si son inconscient ne se faisait entendre en sourdine. Frank se prend pour Werther, amoureux fou d’une jeune fille promise à un autre. Il croit baigner dans le Sturm und Drang goethien (la Fureur et la Passion), quand il patauge dans la boue d’un amour fantasmé et non partagé. Cette exaltation stérile, un certain dégoût de la vie, son existence désœuvrée, auraient pu, tout comme son modèle, le mener au suicide. C’est dans un asile psychiatrique qu’il échouera. Mais une partie de lui a deviné quel rôle pervers et déviant joue Sir Robert auprès de sa nièce et pupille, sous les traits cauchemardesques du Roi des Aulnes.
John Herdman, romancier mais aussi critique, s’amuse avec les codes littéraires qu’il connaît de longue date. Mélange de Cluedo on ne peut plus british, de romantisme revisité et d’un humour très piquant, la narration d’abord grinçante devient finalement inquiétante : la mort douteuse d’un héritier ne réveille aucune conscience quand la famille préfère le silence et l’honneur à la quête de vérité. Un criminel sans remords s’éteindra tranquillement dans son lit, laissant aux survivants du drame le choix d’une mort précoce, de l’auto-destruction ou de la démence. La chute de la maison Agnew s’est passée de mots…