Bonjour minuit (Good Morning, Midnight – 1939)
Roman de Jean Rhys
Traduction Jacqueline Bernard – Préface de Fanny Ardant
Éditions Denoël, 2013
Être en avance sur son temps peut vous rendre illisible à vos contemporains. C’est ce qui arriva à Jean Rhys, romancière anglaise née à la Dominique en 1890. Débarquée à Londres encore adolescente, elle gagne sa vie en tant que danseuse de revues, sans grand succès. Elle vagabonde ensuite en Europe, mène la vie de bohème, la vraie, celle où, entre deux « protecteurs », elle connut la faim, les chambres minables et les mauvais garçons. C’est à Paris qu’elle écrit ses premières nouvelles, et deux romans. Rentrée en Angleterre en 1934, elle fait paraître deux autres romans avant de sombrer dans l’oubli le plus total. Alors qu’on la pense déjà dans la tombe, elle publie pourtant un dernier livre en 1966, enfin salué par les critiques et le public.
Il est étonnant de constater que Jean Rhys se trouve à Paris en même temps que la bande des Américaines, qui règnent alors sur le monde des lettres (Gertrude Stein, Janet Flanner, Sylvia Beach, Djuna Barnes…). Loin de ces femmes flamboyantes et libres qui maîtrisent leur destin, elle reste dans l’ombre, seule et singulière : pas le même milieu, le même vécu, ni les mêmes combats. Jean Rhys livre pour sa part une œuvre largement autobiographique, où ses héroïnes glissent sur la pente raide de la défaite, jusqu’à se fracasser. Fragiles funambules, elles tentent de maintenir leurs équilibres au-dessus d’un gouffre, harcelées par la pauvreté, les déceptions, la dureté des hommes, la solitude.
Écrit en 1939, Bonjour minuit n’a rien de désuet. Ce roman, tel un long monologue, dessine un portrait de femme à la première personne, caustique, âpre, incisif ; l’héroïne, une Anglaise à la quarantaine froissée, revient à Paris en automne 1937 pour tenter de reprendre son souffle après une longue descente aux enfers. Versée dans le ratage rutilant, elle remet ses pas dans ses souvenirs de jeunesse et arpente, à vingt ans d’écart, le même coin de Paris, entre les Deux Magots et la Coupole. Les deux époques se mêlent, aussi sombres, aussi miséreuses, aussi alcoolisées. Sans lamentations ni apitoiement, mais avec une lucidité féroce.
De Sasha, le personnage central de Bonjour minuit, le lecteur sait peu de choses : héroïne sans contour, on suppose qu’elle a été mise au ban d’une famille « respectable » pour son choix de vie et son incapacité à accepter les règles du jeu. Elle n’est pas pour autant rebelle car elle cherche désespérément à ressembler aux autres, à comprendre comment fonctionne la société, à être une « femme convenable ». Par l’apparence d’abord. Sasha est persuadée que l’habit fait la femme et qu’une nouvelle robe, un nouveau chapeau, une plus belle chambre d’hôtel changerait son existence : « je me hausserai tout de suite à un autre niveau si j’arrive à avoir cette chambre. Si j’arrivais à avoir cette robe noire, tout changerait. J’échapperai à mon destin… laissez-moi seulement essayer, donnez-moi simplement une chance ». Inadaptée sociale, elle ne se voit ensuite qu’au travers du regard des autres, scrutant les attitudes, les coups d’œil, la gestuelle de ceux qu’elle croise, persuadée d’être le point de mire de leurs jugements : « tous ces gens m’assaillent, parce que je suis mal à l’aise et triste ils m’assaillent tous… le sentiment de panique m’assaille… les jeunes filles se retournent et me dévisagent… tous les yeux dans la salle sont fixés sur moi ». Elle a bien tenté de trouver un emploi, mais chaque tentative est un échec : « J’essaye, mais ils voient toujours clair en moi. Les couloirs ne conduiront nulle part, les portes seront toujours closes. »
Sa chambre est son seul refuge, endroit où l’on « se cache des loups qui sont dehors ». Cette chambre, elle s’y glisse, elle s’y terre, comme un cercueil dont elle ferait retomber le couvercle. C’est aussi le lieu parfait pour en finir, à force de descendre des litres de whisky, de rhum, de Pernod ou de cognac. Mais pas de chance, la mort ne veut pas encore d’elle, même si son visage commence à se décomposer et à bouffir. Le passé est trop lourd, impossible de s’en défaire, il l’attend à chaque coin des rues de ce Paris qui a déjà été témoin de ses échecs de jeune femme ; un enfant qui meurt et un mari qui l’abandonne.
Esquintée par les épreuves, par la cruauté des plus riches qui la méprisent et la perfidie des hommes qui la grugent, elle semble broyée sous l’adversité. « Je me donne tellement de mal pour être comme vous… une heure et demie tous les matins pour tâcher d’avoir l’air comme tous les autres ». Mais si sombre que soit la vie de Sasha, jamais elle ne se départ d’un humour très noir, d’un éclat de rire glaçant, ce qui la rend si émouvante. Avec une écriture nette et sans bavures, ce « retour à Paris » d’une dépressive chronique (le mot n’est jamais prononcé, et pourtant !) sonne sacrément juste.
« J’ai peur des hommes, et encore plus des femmes, de toute cette foutue humanité. Je hais tout ce système, il est cruel, il est idiot, il est horrible… mais un jour quand vous ne vous y attendrez plus, je sortirai un marteau des plis de ma cape sombre et je fracasserai votre petit crâne comme une coquille d’œuf… le loup féroce qui chemine à mes côtés se précipitera sur vous et vous arrachera vos ignobles entrailles ».