Jean Teulé – C’est beau… de l’air !

 

Crénom, Baudelaire !

Roman de Jean Teulé

Éditions Mialet-Barrault, 2020

 

 

Pour C., en souvenir de…

Lagarde et Michard ont dû s’en retourner dans leurs tombes. Jean Teulé, après Villon, Verlaine et Rimbaud, s’attaque à un autre poète bien fêlé, dont il maltraite la légende brodée par les pisse-froids révérencieux. Pétrifiés par l’œuvre, les spécialistes de la spécialité ont laissé de Baudelaire l’image d’un dandy rebelle et torturé aux lèvres fines, moderne avant l’heure, qui « a pétri de la boue et en a fait de l’or ». Passé à la moulinette Teulé, le portrait est évidemment un peu plus destroy ; toutes les anecdotes sont pourtant véridiques, à l’exception d’une hypothétique reliure d’un exemplaire des Fleurs du mal en peau humaine destiné à sa propre mère.

Si son Verlaine trahissait l’admiration éperdue baignée de tendresse que Teulé porte au Prince des poètes, son Baudelaire n’a rien d’une déclaration d’amour. Le romancier se coltine son sujet dans un vague écœurement, cherchant comment un être cinglé, cruel, pervers, misogyne, misanthrope, camé jusqu’à l’os, a pu écrire des vers aussi sublimes.

Le roman débute par la chute sur le parvis de l’église Saint-Loup de Namur d’un Baudelaire branlant de quarante-six ans, bouffé par la syphilis, entouré de son éditeur Poulet-Malassis et de Félicien Rops. Devenu hémiplégique, il n’articule qu’un seul mot, un pathétique Crénom… un peu court pour celui qui fut un monument de la poésie de son vivant : « Ces Fleurs du Mal resteront comme témoignage de mon dégoût et de ma haine de toutes choses… je voudrais mettre l’espèce humaine tout entière contre moi. Je vois là une jouissance qui me consolera de tout. ».

Nul autre désir en effet de la part du jeune Charles encore lycéen, que de renvoyer Racine et Hugo à leur poussiéreuse versification ; lui, incarnera le désordre, l’insolence, la licence, l’immoralité. « Ce sera un joli feu d’artifice de monstruosités, putride, répugnant, ignoble, repoussant, infect à souhait ». Il ira creuser là où personne ne souhaite se perdre, car « la volupté git dans la certitude de faire le mal ». Ses femmes en savent long sur le sujet : anéanti par le remariage de sa mère trop aimée, avec qui il entretenait une relation fusionnelle et ambigüe, Baudelaire fera payer aux autres cette trahison première. Même dans les clandés les plus crasseux, on craint ce tordu qui envoie sans remords les filles dans les hôpitaux : « Chaque rapport intime avec lui est comme une opération chirurgicale… sans anesthésie ». Toutes redoutent ce « Prince des charognes, déchaîné, à croire qu’elles sont à l’équarrissage, qu’il va les désosser, le taré ! ». Il affiche un goût marqué et impérieux pour les femmes « viles, sales, monstrueuses » ; celle qui le dépucelle lui refilera d’ailleurs une blennorragie, la seconde, la syphilis… La seule femme du monde qu’il mettra dans son lit, Apollonie Sabatier, se souviendra avec humiliation du fiasco absolu de leur rendez-vous charnel manqué.

À sa décharge, Baudelaire, qui ne sourit jamais, se déteste autant lui-même qu’il abomine les autres : l’esthète qui rend chèvre son chapelier et ses tailleurs (l’héritage paternel ne fera pas long feu) applique un fanatisme de moine inquisiteur et une minutie de vieil horloger à l’analyse des détails les plus insignifiants de ses accoutrements : ne ressembler à personne, être seul et mépriser le reste de ses contemporains. Baudelaire ne connaît aucune limite et assume une radicalité jusqu’au-boutiste. S’il faut pour cela se balader dans les rues de Paris coiffé d’une perruque verte, un boa de plumes fuchsia autour du cou, avec un mouton teint en rose en laisse, pourquoi pas ! Il ira jusqu’à dire : « Si je me retrouvais affligé d’un fils qui me ressemble, je le tuerais par horreur de moi-même ».

Pour supporter l’insupportable, Baudelaire se noie dans de stupéfiants mélanges : l’équivalent d’une barrette de shit (haschisch) en décoction dans son thé du matin, du laudanum (opium) par centaines de gouttes journalières, de l’éther à la bouteille, des cachetons de valériane, digitale et belladone, tout y passe. Mais les yeux dilatés du poète s’ouvrent alors sur des visions surréelles.

Teulé se gargarise de cette descente aux enfers délibérée au service d’une œuvre novatrice, qui finit par dévorer son créateur. De courts chapitres bien troussés, à la langue fleurie, donnent au récit une rythmique infernale, comme si la destinée de Baudelaire échappait totalement au poète : il savonne sa propre planche, creuse toujours plus profond l’autodestruction. Ce jeu de massacre virerait à l’irrespirable si Teulé ne concédait au poète une rédemption : son amour pour Jeanne Duval.

Cet avorton malingre s’affiche avec sa géante à la peau sombre (elle le domine d’une bonne tête), l’emmène quand il est en fonds dans les meilleures tables de Paris, la couvre de bijoux, la traite comme un reine : « ma femme, ma vie, mon inspiration ». « Tout ce qu’elle inspire à son amant est nocturne et profond. Les yeux de la maîtresse de Charles illuminent comme l’éclair, c’est alors une explosion dans les ténèbres. Cette femme est son soleil noir ». Les rares et courts moments de douceur qui traversent sa vie, Baudelaire les doit à sa muse, cette demi-catin alcoolique et syphilitique. Il y a bien des creux et des crêtes dans cette longue liaison compliquée, des claquements de portes et des replâtrages, mais le poète ne peut vivre loin d’elle, à tel point qu’il tombe malade à chaque séparation. Dans son atelier où il conçoit sa gigantesque toile L’Atelier du peintre, Courbet doit, selon les aléas du couple, peindre ou effacer Jeanne aux côtés du poète ; « il y a des femmes qui inspirent l’envie de jouir d’elles mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard, et je veux redevenir couvé pour l’éternité par ses yeux et son sourire ». Comme quoi, même le plus détraqué des dépravés peut se conduire parfois comme le plus délicat et sensible des amoureux.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

Sèmera le rubis, la perle et le saphir, 

Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !

N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde

Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

 

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