Julia Margaret Cameron – Quelque chose d’ardent et de triste

 

Capturer la beauté

Jeu de Paume, Paris

Commissaire :  Lisa Springer

Jusqu’au 28 janvier 2024

 

« J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant derrière la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois, – mais d’une manière confuse, – de volupté et de tristesse… » (Charles Baudelaire, in Mon cœur mis à nu).

Julia Margaret Cameron (1815-1879) entre en photographie, comme d’autres en poésie, sur le tard. Selon la version officielle, sa fille et son gendre lui offrent son premier objectif alors qu’elle a déjà quarante-huit ans. La légende veut qu’elle découvre ex abrupto la photographie (elle utilise une chambre en bois volumineuse posée sur un trépied), alors qu’elle devait certainement déjà être familière des techniques de développement. Difficile de s’improviser photographe quand il faut à l’époque maîtriser le procédé instable de la sensibilisation au collodion, solution chimique étalée au dernier moment sur une plaque de verre, qui nécessite un temps d’exposition conséquent.

Cameron ne prendra jamais la pose hautaine d’une Artiste accomplie mais s’engage dans une démarche plus humble, individuelle et originale. Le savoir-faire théorique l’ennuie, l’exigence d’un rendu fidèle au réel l’agace. La photographie n’a pour elle qu’un seul et unique but : « j’aspirais à saisir la beauté qui s’offrait à moi, sous toutes ses formes ». Refusant de retoucher ses tirages, Cameron fait peu de cas des traces, rayures et autres bavures qui tâchent ses photos. Les marques involontaires témoignent de son artisanat, de la place laissée à l’inattendu, l’imperfection, à la spécificité d’un support matériel dense qui donne du relief, de la texture, de la vie aux images. Portraitiste, elle reproduit le même cadrage serré où le visage occupe tout l’espace, dans un même clair-obscur, avec un souci d’esthétisme évident. Les tirages sépia accentuent un flou artistique revendiqué ; refusant la netteté parfaite dans la mise au point qui ne servirait pas sa démarche, Cameron fait naître du réel une vision imparfaite, sublimée et personnelle, qui traduit son idéal riche aussi d’imagination et de bizarrerie.

Julia Margaret Cameron réfute ainsi une conception trop dogmatique de la photographie. De par son parcours, elle est une femme un peu excentrique affranchie des règles de sa classe ; aristocrate par sa mère française, elle naît à Calcutta où son anglais de père est employé de la Compagnie britannique des Indes orientales. Élevée en France puis en Angleterre avant de revenir en Inde, elle épouse un juriste de vingt ans son ainé et s’établit à Ceylan. Alors mère d’une famille nombreuse, elle rentre à Londres quand son mari est mis à la retraite pour s’établir sur l’île de Wight. Avant de repartir définitivement pour Ceylan. Bourlingueuse, elle fréquente les milieux artistiques de son époque, sans s’attacher aux privilèges de sa classe sociale ; elle tire le portrait des poètes et des fermiers, des jeunes filles de bonne famille et de ses femmes de chambre, des membres de son clan comme des orphelines qu’elle a adoptées, des Anglais bon teint et des Ceylanais qui travaillent dans ses plantations de café.

La photographe, portée par son extrême sensibilité, noue avec son objectif un lien presque organique, comme un prolongement d’elle-même. Julia Margaret Cameron, qui se voue tout entière à son activité, a transformé deux espaces de sa maison en chambre noire et en atelier. Sa vigueur créatrice s’inscrit dans sa vie quotidienne, son domaine privé, son cercle de connaissances ; les paysages anglais, les beautés de l’île de Wight, les paysages de Ceylan sont exclus de son travail, focalisé sur les visages de ses proches. Cameron est aussi une femme profondément pieuse, versée dans l’iconographie religieuse, qui cherche certainement à transcender l’enveloppe corporelle pour capturer la grandeur intérieure de la personne. La photographe multiplie les Madones, Vierges à l’enfant, Piétas, dont le principal modèle n’est autre souvent que sa propre femme de chambre, qu’elle habille de drapés et de voiles. Si elle immortalise les figures masculines de son époque (Tennyson, Longfellow, Darwin, Herschel…), Cameron privilégie les femmes et les enfants, en empruntant à la fois aux grands maîtres de la peinture italienne et hollandaise, et aux mythes de la littérature : Raphaël, Rembrandt, les putti de la Renaissance, sont des sources revendiquées d’inspiration. Mais c’est avec les préraphaélites que Julia Margaret Cameron partage ses exigences artistiques ; dans ses portraits de femmes aux imposantes chevelures et aux visages mélancoliques, elle glorifie les beautés recueillies et élégiaques. Aucun sourire, aucune séduction mais une quête d’idéal et de pureté où règne une perceptible vibration émotionnelle.

L’exposition, qui propose une centaine de clichés de la photographe, se termine sur ses « récits illustrés », mises en scènes intimistes à plusieurs personnages un peu datées, basées sur les pièces de Shakespeare, les poèmes de Tennyson, le cycle arthurien et les tragédies de Goethe… les poses un peu kitch, les costumes et les accessoires en carton-pâte, font aujourd’hui sourire et peinent à susciter l’adhésion. Mais on retiendra les visages lumineux qui irradient, les regards perdus dans le vague, dans un mélange de naïveté et d’étrangeté, de mystère et de regret, loin des artifices de la beauté classique satisfaite.

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