Ouverture – Collection François Pinault
Bourse du Commerce, 2, rue de Viarmes 75001 Paris
Paris a eu du retard à l’allumage, mais il valait le coup d’attendre. Que la France accueille enfin une partie de la collection Pinault était la moindre des choses. Lui confier un monument historique restauré, majoritairement méconnu des Parisiens, pour exposer du contemporain, voilà un formidable projet. Surtout quand on connaît l’homme exigeant, voire pointilleux lors qu’il s’agit d’aménager des écrins pour ses œuvres. La Bourse du Commerce se révèle un espace d’exposition stupéfiant, où se mêlent deux architectures, deux énergies, une fusion très réussie entre hier et aujourd’hui.
C’est l’architecte japonais Tadao Ando, déjà complice de son installation au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana en Italie, qui s’y est collé, sans dénaturer le bâtiment originel, avec une idée aussi minimaliste que percutante : poser un anneau de béton brut de neuf mètres de haut, percé de quatre ouvertures pour doubler à l’intérieur le cercle historique de l’édifice. Cet anneau gris délimite à la fois un espace moderne sous la verrière et dessine une galerie entre ce mur circulaire très épuré et les vitrines d’époque en bois. On tourne en rond sans jamais en faire le tour, tant la lumière, les contrastes, la beauté des matériaux en imposent. On se sent à l’abri, protégé, hors du temps, mais jamais dominé, écrasé par le lieu. Un escalier de verre et de béton monte légèrement autour du cylindre et permet d’accéder aux galeries où sont exposées les œuvres de la collection. Aucune surcharge, aucun empilement, le bâtiment respire par son sommet, baigné de clarté. Car le béton sait sagement s’arrêter au second étage et ne pas diminuer la luminosité qui descend de la verrière. On peut encore lever les yeux du haut du cercle pour embrasser le dernier étage de galeries, les peintures circulaires et la coupole de verre.
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François Pinault voit dans cette exposition « un désir d’ouverture à de nouveaux horizons, de nouvelles sensibilités, de nouvelles interrogations ». Commissaire et responsable de l’accrochage, le collectionneur assume ses choix, la mise en espace, le regard qu’il pose sur l’Art contemporain. Nul besoin d’être spécialiste ni même vaguement connaisseur : à chacun d’être curieux, de s’interroger, de ressentir, d’accueillir ou pas. Voir d’abord et avant tout, sans a priori.
Et contrairement aux musées bien installés où s’alignent des œuvres majoritairement connues devant lesquelles le spectateur n’est qu’un lecteur purement passif, les artistes contemporains exposés ici demandent aux visiteurs de s’interroger eux-mêmes sur la justification/validité de leurs propres démarches. Témoins d’une époque, militants à leur façon, les artistes choisis par Pinault ne sont pas tous des radicaux qu’on pourrait hésiter à suivre, loin de là. Il y a bien dans la promenade du rez-de-chaussée des vitrines où trônent un ours en peluche, un violoncelle mauve, un extincteur, un aspirateur et une armure…, mais ils n’ont pas à avoir plus de justification qu’hier, avec la roue de bicyclette ou l’urinoir d’un Marcel Duchamp.
Au premier étage, on croise, dans le Cabinet de photographies, des séries qui explorent à la fois les clichés sur l’identité féminine, la représentation masculine forcément virile, et la pauvreté d’une certaine Amérique oubliée. Une installation présente quatre-vingt-quatorze fois la même photo, celle d’un gobelet blanc sur fond noir, cernée d’un cadre en bois. Vision surprenante, qu’on ne comprend pas tout de suite, jusqu’à ce qu’on lise en petit, sous chaque gobelet, le nom d’un membre du Congrès, rappelant la coupe, en 1987, des subventions qui devaient être accordées à la campagne de prévention contre le SIDA… Où l’on voit figurer (dans ces quatre-vingt-quatorze votants) des Républicains, mais aussi des Démocrates, dont un certain Joe Biden… Il y eut soudain comme un moment de silence devant la photo démultipliée de Louise Lawler…
Toutes les œuvres sont magnifiquement mises en valeur sur de hauts murs blancs, qui parfois ne portent qu’une seule pièce : elles sont suffisamment porteuses de sens pour mériter d’être accrochées en solitaire. Pas de remplissage, de saturation pour les yeux du visiteur ; on passe et repasse dans les salles, on revient devant les toiles aux douces nuances de gris de Rudolf Stingel, si proches de photographies désenchantées, patinées par les années ; on reste pensif, au second étage, devant des séries de crânes, variantes des traditionnelles « vanités », comme autant d’allégories du temps qui passe, ou encore mal à l’aise devant des orphelines au visage lunaire. Des hommes noirs prennent des poses classiques de la peinture « officielle », des visages aux couleurs criantes dénoncent la terreur de la guerre, et David Hammons stigmatise, avec des matériaux les plus humbles, la dureté de l’extrême pauvreté et l’injustice faite aux laissés-pour-compte du “rêve américain”, quand on naît noir dans un pays de blancs.
À notre étonnement, il y a, plus qu’on ne le pourrait penser, beaucoup d’humanité dans cette exposition d’Art contemporain, de simplicité, d’humilité. De l’engagement, de l’audace, de la dénonciation certes, mais fort peu de forfanterie, de vantardise ou d’“ego”. Caisses de résonnance de notre époque, les œuvres renvoient à la brutalité du monde, son iniquité, son âpreté, mais toujours avec sensibilité, sans sécheresse ni provocation superfétatoire. On a bien fait de placer la collection de François Pinault au centre de Paris : elle y rayonne.
Vue sur le Forum et Beaubourg, du troisième étage de la Bourse du Commerce