La Pierre triste – L’imaginaire des ruines

 

 

La Pierre Triste (Αγέλαστος πέτρα, 2000)

Documentaire de Filippos Koutsaftis

Prix du public au 41ème Festival du film de Thessalonique, 2000

 

« Les ruines, déclarait Josef Koudelka, ce n’est pas le passé, c’est l’avenir. Tout, autour de nous, un jour, sera en ruines ». Ou l’est déjà. Car le processus progressif de désagrégation ne répond pas forcément à une temporalité lente. Une ville peut abriter des vestiges antiques et des bâtiments récents tout aussi déliquescents, les uns rongés par les siècles, les autres gangrénés par l’incurie et les profits à moindre coût. Entre 1988 et 1999, Filippos Koutsaftis est venu filmer la relativité du temps dans l’endroit le plus sacré de la Grèce, et le plus oublié : Éleusis, lieu de désolation pour Déméter, pleurant sur une Pierre Triste sa fille Perséphone, enlevée aux enfers par Hadès. Mais aussi site magique et secret, où les initiés des Mystères venaient apprendre ce qui devait leur assurer l’espoir et la sérénité face à la mort.

Filippos Koutsaftis observe au fil de ses visites la cohabitation entre l’Éleusis sacrée et la ville moderne profane. Compagnonnage compliqué sous les poussées des cimenteries et des raffineries qui gagnent du terrain, détruisent la topographie des lieux à coups de dynamite et s’étalent sur des nécropoles antiques que l’on fouille en express pour tenter d’en préserver les trésors : les torchères et les cheminées d’usines sont les nouvelles colonnes hautaines du temple du capitalisme. Chaque coup de pioche met au jour des tombes, des stèles, des thermes, des morceaux de cette Voie Sacrée qui reliait Athènes à Éleusis. Les pelles pulvérisent les demeures anciennes, les tours de marbre, des puits séculaires, l’aqueduc d’Hadrien même, pour accueillir de nouvelles constructions et tourner le dos à un passé qui freine une expansion moderne agressive, rejetée même par les habitants résidents du lieu. Pourtant, comme le souligne le réalisateur dans son commentaire en voix off, la seule richesse est la mémoire. Celle qui l’intéresse n’est plus cette mémoire collective brisée, mais celle unique de chaque homme, qui transporte son drame personnel dans la grande blessure de l’Histoire.

Filippos Koutsaftis tourne peu en plans larges. Il choisit le fragment, le détail, l’attitude, le silence. Aux images intrusives, insistantes ou dénonciatrices, il préfère capter la neige qui tombe sur un chantier, la pluie sur les champs de fouilles, la beauté d’un sarcophage, le visage ridé d’un vieil ouvrier d’usine, le geste délicat d’un marin pour sa barque, d’un vendeur de lait pour son cheval ou les mains parcheminées d’un tailleur. Le réalisateur prend le temps d’aller à la rencontre de ce/ceux qui habite/ent (encore) Éleusis. Qu’il filme une octogénaire rêvassant, un jeune travailleur à la beauté renversante, un tesson de poterie ou l’incendie de la raffinerie, Koutsaftis donne à ses images un ton sépia, une douce mélancolie. Il saisit même une certaine beauté sous le naufrage d’une ville qui s’est perdue. Certes, le ballet des camions débordant de gravats, les bulldozers dévorant des monuments séculaires, le déplacement des stèles sur de vulgaires engins de chantier, les marbres écroulés laissés à l’abandon serrent le cœur. Mais le documentaire n’est pas pour autant désespéré, funèbre ou accusateur. Éleusis a beau être la ville natale d’Eschyle (dont la statue est trimbalée sans aucune autre considération), l’inéluctabilité d’une tragédie implacable qui engloutirait la cité pour cause d’orgueil démesuré et goût du profit immédiat est écartée.

Parce qu’on ne peut opposer en bloc les deux versions d’Éleusis : le cinéaste constate que les époques se chevauchent et qu’il faut reconsidérer la linéarité du temps. Par surcroît, Filippos Koutsaftis ne peut poser un regard neutre sur la ville. En tant que Grec, le réalisateur porte en lui à la fois ce passé légendaire mythique et ce présent coupable, bien avant de la filmer dans son temps de cinéaste, au long de douze années. Ces temporalités viennent se mêler, créant un nouvel objet, un film qui pourrait passer pour un peu flottant, assurément moins réaliste que poétique. Sa caméra va et vient entre les époques sans les dissocier, mais en fluidifiant leur lien subtil : le rappel de l’humain. Koutsaftis voit dans les habitants de la ville les dignes descendants des Anciens. Le visage d’une conservatrice du musée ressemble à celui d’une jeune fille dessinée sur un morceau de poterie 2500 ans auparavant. Les traits d’Antinoüs se retrouvent dans ceux d’un jeune adolescent. On célèbre encore, sur les ruines du sanctuaire, la fête de « la Vierge-des-mi-semailles » dans une chapelle construite avec les marbres du site. Les femmes trouvent naturellement leurs marques sur ces marbres antiques gisant, comme si elles les avaient fréquentés de tout temps. Et elles disposent sur les offrandes religieuses des graines de grenades, qu’Hadès avait offertes à Perséphone…

Ce lien est même personnifié sous les traits d’un homme de la cité, Panagiotis Farmakis : un être à part, d’une autre époque ou d’aucune, ayant chuté dans le présent pour prendre soin des pierres dispersées. Il vague, sans but, trouvant dans les décombres des marbres qu’il nettoie et assemble. Est-il un illuminé ou un hiérophante incarné ? Il joue avec le réalisateur, apparaissant et disparaissant au gré de ses envies : « je suis libre, je tourbillonne, je dors sur la terre et sous les nuages ». Filippos Koutsaftis remarque chez ce flâneur stellaire l’innocence cosmique et une allure hésitante. La veste qu’il porte toujours sur sa tête cache sûrement son auréole. Il meurt avant la fin du tournage et dans son éloge funèbre cinématographique, on entend Koutsaftis murmurer : Je ne connais personne d’autre qui ait, comme lui, refusé toute possession. En revanche, il sentait bien que tout le plateau d’Éleusis, toute chose moderne et, surtout, ancienne, étaient à lui, dans un rapport sans finalité.

Cette figure de l’errant résonne avec une partie des habitants d’Éleusis, arrivés lors de l’échange de population entre la Grèce et la Turquie. Ces victimes de la Grande Catastrophe, expulsées violemment et qui ont dû faire le deuil de leur propre terre, ont afflué en nombre dans une ville totalement inconnue. Main d’œuvre bon marché, les hommes ont trimé dans l’huilerie et la cimenterie dès leur plus jeune âge. Nulle acrimonie, nulle rancœur cependant, juste le regard las, et la nostalgie toujours présente. L’histoire moderne oubliera sans doute leur nom, mais la caméra de Filippos Koutsaftis a su capter la souffrance tue. Sur la stèle d’un hiérophante du site antique, on peut lire : « Bien loin d’être un mal, la mort est un bien ». Ville aujourd’hui défigurée par des sites industriels qui ont anéanti sa beauté et sa pureté, Éleusis demeure un portail temporel unique où l’on vagabonde entre les époques, clef de ce paradoxe qu’il faut avoir traversé la mort, réelle ou symbolique, pour atteindre l’essence même de la vie, incarnée par l’énergie hors norme de ses habitants. Film sur la mémoire et l’humilité, La Pierre triste est aussi une ode à la résilience, au courage, à la transmission, et à ce qui dépasse le temps humain, si éphémère…

 

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