Á chaque génération sa madeleine de Proust musicale. Au long des années 70, un grand chanteur barbu à la voix douce, a accompagné bien des petites enfances. Encore aujourd’hui, quelques accords de guitare sèche suffisent à enclencher le bouton « mémorial du souvenir ». Cet homme nous a rendus nostalgiques d’une époque que nous n’avons pas connue, pas encore nés à l’époque du Flower Power, du 15 août 1969, des communautés de San Francisco, de la contre-culture hippie et du refus des guerres inutiles à l’autre bout du monde. Vers cinq ou six ans, je ne fredonnais de son premier album que « Marie, Pierre et Charlemagne » – face A et « Fontenay aux Roses » – face B, les autres textes me semblant bien compliqués. Mais les mélodies s’étaient gravées d’une manière indélébile.
Ce n’est qu’au milieu des années 80 que la lumière s’est faite sur la portée de ses chansons : élevée dans un environnement très conservateur et stricte où « Parachutiste » et « Entre 14 et 40 ans » passaient pour subversives, ma fenêtre s’est ouverte sur un ailleurs possible. Je ne sais pas aujourd’hui ce que peut comprendre un ado des références à Diên Biên Phu, au 13 mai 1968, au Larzac, à Pierre Goldmann. Si l’explication de texte est inévitable, rappeler aux têtes blondes que des artistes engagés ont vraiment existé dans un autre temps, qu’une génération a souhaité mettre en place d’autres valeurs que la réussite sociale et le carcan de la famille traditionnelle, que des jeunes défilaient pour changer le monde et mettre fin à une guerre perdue d’avance, me semble à coup sûr salutaire.
Les journalistes font toujours référence à son premier disque, qui réunit le plus grand nombre de titres mémorables, devenus des classiques de la chanson française. Ma préférence va pourtant à son troisième, « Saltimbanque », l’album à la pochette blanche illustrée par Cabu en 1975. Plus sobre dans ses arrangements (les orchestrations poussives de certains premiers textes ont disparu), plus amer que doux, porteur de désenchantement, du constat déçu que les jours meilleurs espérés ne seront tout compte fait pas au rendez-vous (« l’irresponsable », « La vie d’un homme », « Caricature »), cet album est celui d’une de ses plus belles chansons, « Les lettres », correspondance échangée entre un soldat et sa femme pendant la Première Guerre. Deux guitares sèches et un violoncelle accompagnent cette critique indirecte des conflits qui broient les plus modestes, sur un mode intimiste, confidentiel mais qui bouleverse par la justesse de ses non-dits.
Il est aujourd’hui un artiste respecté, parlant peu, modeste vis-à-vis de son travail, révérencieux envers ses maîtres à chanter, peu sujet à une quelconque mélancolie. Mais nous sommes nombreux à avoir grandi avec lui, accompagnés de ses textes ciselés, de ses mélodies délicates : appartenir à la mémoire collective depuis bientôt quarante ans n’est pas donné à tout le monde. Et l’émotion qui nous met les yeux à marée haute à chaque fin de concert, quand on entonne a capella « Mon frère » ou « L’éducation sentimentale » en dit long sur la place que ses chansons ont prise dans nos vies.
Merci pour tout, Maxime