Le Bleu du caftan, 2022 – Sortie française mars 2023
Film franco-belgo-marocain de Maryam Touzani
Prix de la Critique Internationale au Festival de Cannes 2022
Film multirécompensé : Festival du film francophone d’Angoulême (2022), Festival international du film de Valenciennes (2022), Vancouver International Film Festival (2022), Marrakech International Film Festival (2022), Chicago International Film Festival (2022), Athens International Film Festival (2022), Tromsø International Film Festival (2023)…
Parfois, un léger décalage de perspective précipite un film, qui pouvait passer pour « anecdotique », dans une tout autre profondeur. Dans la figure classique du triangle amoureux, la réalisatrice Maryam Touzani choisit le point de vue du conjoint trompé pour déconstruire les préjugés et poncifs du genre ; l’arrivée d’un intrus dans un couple établi ne suscite pas forcément un déchaînement d’aigreur et de représailles. Loin d’être une menace, elle peut aussi redéfinir un lien singulier, révéler un amour absolu, et accompagner l’autre dans l’acceptation de ce qu’il est, intimement.
Dans la médina de la ville de Salé, Mina et son mari Halim tiennent une boutique traditionnelle de caftans, long vêtement féminin richement ouvragé que l’on se passe de mère en fille. Halim est un maalem, entendez un maître couturier détenteur d’un savoir-faire ancien, appris de son père. Ses mains expertes apprécient la douceur d’une soie ou d’un velours, effleurent, câlinent, froissent les tissus les plus nobles, ressentent la densité d’une étoffe, le mouvement d’un tombé, son aplomb et sa fluidité. Les motifs ajourés, les broderies en relief, les œillets réguliers, les boutons de soie et les fils d’or obéissent à l’aiguille de celui qui fait naître de son art des pièces uniques et rares. Mais si longues à confectionner. Les clients s’impatientent et se tournent vers une production plus moderne, mécanique et sans âme. Alors, quand la femme d’un haut fonctionnaire de la ville demande à Halim de lui coudre un caftan d’exception bleu pétrole, le maalem engage pour l’aider un jeune apprenti, Youssef, aussi beau que talentueux. Entre les deux hommes, l’attirance est immédiate.
Mina n’ignore rien de la double vie de son mari, qui prend prétexte de ses escapades au hammam pour satisfaire discrètement une sexualité encore durement réprimée au Maroc par le Code pénal. Mais elle ne s’accommode pas pour autant de la relation qui se noue sous ses yeux. Maryam Touzani refuse cependant de faire de Mina la victime attendue d’une trahison amoureuse. Femme volontaire et énergique, l’épouse, qui l’a déjà emporté sur un cancer, fait fi désormais des conventions sociales. De haute lutte, elle sait la vie trop fragile pour s’encombrer de faux semblants ou de compromis chers payés, et ne se résigne pas au second rôle imposé aux femmes. Elle tient son commerce d’une main ferme, éconduit sans sourciller les clients râleurs, négocie âprement avec ses fournisseurs. Elle entraîne même un soir son mari dans un café fréquenté exclusivement par des hommes pour suivre un match de football. Jusqu’à tenir tête à un policier qui, étonné de la voir dehors à une heure tardive, exige un certificat de mariage qu’elle refuse de fournir. Mina sait aussi rappeler très frontalement à un Halim peu enthousiaste que ses propres besoins physiques méritent d’être satisfaits…
Revers de la médaille, ce rôle prédominant a maintenu Halim, timide et réservé, dans une zone grise, à l’abri des quatre murs de son atelier. Orphelin de mère dès sa naissance, le tailleur a trouvé chez sa femme une figure féminine attentionnée, protectrice et tolérante. Règnent dans le couple une complémentarité, une complicité rare, un sentiment profond et unique construit en marge du schéma traditionnel. Lorsque la maladie, incurable, revient de nouveau percuter Mina, la carte du Tendre s’en trouve bousculée. L’épouse légitime, qui sait son temps compté, va s’efforcer de libérer son mari de sa mésestime, de la peur, de la honte tenace qui le mine pour qu’il puisse vivre pleinement l’amour qui le lie à Youssef.
Maryam Touzani choisit délibérément de filmer cette relation homosexuelle soluble dans une vie simple et ordinaire. La maladie de Mina gagnant du terrain, les deux hommes s’occupent d’elle au quotidien avec énormément de tendresse ; Youssef cuisine, range la maison, tandis qu’Halim se charge des soins plus intimes, soucieux d’adoucir ses derniers moments. Lorsque Mina n’est plus capable de se nourrir seule, Halim glisse entre ses lèvres, avec une infinie patience, des quartiers de mandarine méticuleusement épluchés, pour lui faire goûter encore un peu de leur jus sucré et parfumé. Nul besoin de grands mots pour exprimer profondément ce qui unit les trois membres d’une même « famille ».
Le film, qui aurait pu facilement virer au pathos larmoyant, est tendu d’une élégante sobriété. Sur un rythme très lent, les images s’attachent aux gestes précis d’Halim, voluptueux dans le touché des étoffes, habiles dans la découpe et la broderie, attentifs à ne jamais brusquer la soie ou le satin : le tailleur caresse le tissu comme il le ferait d’une peau soyeuse et aimée. Ses longues scènes d’une lourde sensualité s’opposent aux coïts expéditifs qu’il pratique au hammam avec des inconnus. Lorsque Mina envoie aux bains Halim et Youssef – en toute connaissance de cause -, les deux hommes restent pourtant chastes. Il leur suffit d’être allongés l’un auprès de l’autre, dans la vapeur chaude et humide, se dévorant du regard ; scène bien plus charnelle et intense que les copulations vigoureuses abouties.
On peut donc dynamiter les carcans religieux et moraux avec une caméra extrêmement sensible ; la cheffe opératrice se régale des lumières douces des ruelles de la médina, du chatoiement des étoffes, de l’éclat des fils d’or sur le rouge d’un velours, de l’humidité suspendue dans la brumaille du hammam. Et d’un coucher de soleil sur la mer de Salé, les deux hommes accompagnant un soir vers sa dernière demeure celle qui les a réunis.