Wim Wenders – 1987
Prix de la mise en scène au festival de Cannes 1987
Pour C., celui-là aussi
Discussion de fin de soirée entre copines : « quel serait, pour toi, le film de notre génération, celui qui reste le marqueur d’une époque ? » Silence… sourire qui s’élargit… oui, bien sûr…
Als das Kind Kind war,
ging es mit hängenden Armen,
wollte der Bach sei ein Fluß,
der Fluß sei ein Strom,
und diese Pfütze das Meer.*
… les vers de Peter Handke, un archet qui passe doucement sur les cordes d’un violoncelle, le ciel de Berlin en noir et blanc, des anges silencieux qui perçoivent le bourdonnement constant des pensées humaines, Damiel et Cassiel, une armure venue des nuages, la musique sinistre de Nick Cave, lumière et photo estampillées Henri Alekan**, une histoire qui finit bien. Tout est encore là, bien en place, vingt cinq ans plus tard.
Et si le film avait perdu de sa netteté ? Si la magie n’opérait plus ? Si, ce qui nous fascinait à l’âge des enthousiasmes sans limites, n’était qu’un fatras baudrucheux, prétentieux et surcoté ? Et si… je ne savais plus voir le merveilleux ? Kolossal « ouf » de soulagement, jubilation, allégresse, extase, pas une ride, un sillon, une craquelure, aucun faux pli, les anges sont bien éternels. Par quel miracle ce film a-t-il totalement échappé à la marque du temps ?
En 1987, les anges tombent du ciel, mais les murs sont encore debout. Et Wenders choisit pourtant de filmer Berlin comme une ville atemporelle, presque déconnectée de sa réalité géopolitique, comme une enclave vue, donc reconstruite, à travers le regard des anges, qui prêtent peu d’attention aux aléas historiques éphémères des hommes. Le réalisateur délaisse le réalisme de sa ville au profit de personnages « symboliques », errants, se croisant, dans des terrains vagues, des places désertes et vides. Le no man’s land est le simple lieu de promenade et de papotage des anges, un lieu sans avenir où ils se remémorent la terre avant les hommes. Sur la Potsdamer Platz, pourtant symbole de cette saignée dans la ville, le vieil Homère (sic), décrit comme un aède (re-sic), taquine la muse et ses souvenirs de jeunesse, affalé dans un fauteuil au milieu de nulle part.
Lorsque Peter Falk arrive en avion pour son tournage à Berlin, il choisit trois noms pour dépeindre la ville : Kennedy, Emil Jannings et Claus Von Stauffenberg. Personnellement, si on me demandait spontanément de décrire la ville avant sa réunification en trois mots, ce serait plutôt, Capitale du Troisième Reich, Mur et Guerre froide. Wenders privilégie les discours de légende, l’acteur du mythique Ange Bleu et la figure emblématique du grand résistant face au nazisme. L’allégorie, l’idéal, prennent le pas sur les miradors, les barbelés et Checkpoint Charlie.
D’ailleurs le titre allemand est plus explicite sur le regard du metteur en scène « Le ciel au-dessus de Berlin » : Wenders prend de la hauteur, extirpe sa ville de ses blessures de guerre et la place sous la protection de la poésie : les plaies se cicatrisent, le quotidien devient supportable avec la main d’un ange sur l’épaule, le bruissement des émotions des Berlinois l’emporte sur le tintamarre d’une grande ville, la douleur s’évapore, balayée d’un battement d’ailes. Durant le tournage de son film, Peter Falk regarde l’étoile jaune cousue sur le manteau d’une figurante et s’exclame : « Pourquoi avoir choisi le jaune ? – Les tournesols, Van Gogh ! ». Extirper des fleurs, du mal… la grâce d’un film repose alors sur une simple tâche de couleur posée sur un ciel plombé.
* comme les déclinaisons et les verbes irréguliers, inoubliables !
** directeur de la photographie de Cocteau, Clément, Duvivier, Carné…