Rue des voleurs
Roman de Mathias Énard
Éditions Actes Sud, 2012
La quatrième de couverture avait un peu terni l’enthousiasme que suscite toute nouvelle publication estampillée Mathias Énard. Ecrire à chaud sur le Printemps arable et la révolte des Indignados me paraissait extrêmement glissant, limite casse-gueule, las que nous sommes de toutes ces promesses de jours meilleurs qui finissent en débâcle accablante.
Ce qui ressemblait de prime abord à une gageure se révèle un formidable roman, une authentique fiction qui tient à distance respectable l’exhibition de l’actualité, un road-movie entre Tanger et Barcelone où l’on suit les péripéties tragiques et rocambolesques d’un jeune Marocain en exil. Mathias Énard aurait pu choisir un narrateur tunisien ou égyptien, mais préfère un « excentré » en position d’observateur, un personnage qui n’a pas vécu les révolutions, un simple témoin curieux emporté par le tumulte.
Le jeune Lakhdar, chassé de chez lui pour avoir connu bibliquement sa cousine hors mariage, traverse son époque et la Méditerranée jusqu’en Catalogne, avec les yeux de l’innocent, éprouvant les limites de sa liberté et de sa conscience et perdant, au fil des événements, toutes ces certitudes. Les aspirations légitimes de Lakhdar, « être libre de voyager, de gagner de l’argent, de me promener tranquillement avec ma copine, de prier si j’en ai envie, de pécher si j’en ai envie et de lire des romans policiers si cela me chante sans que personne n’y trouve rien à redire à part Dieu lui-même » sont en fait communes à tous les jeunes, quelle que soit leur culture. Rue des voleurs saisit ce moment où le sort de l’Europe et du monde arabe s’entremêlent, où les cris des Indignés d’une Europe agonisante étranglée par ses créanciers répond au désespoir de ceux qui s’immolent pour mettre fin à une dictature.
Autour de Lahkdar, c’est une hécatombe quasi permanente – attentats, assassinats, noyades de réfugiés -, morts en série qu’il endure jusque dans les boulots improbables qu’il décroche à chaque étape de son expédition : numérisation des fiches individuelles des millions de combattants de la Grande Guerre ou mise en bière des cadavres repêchés dans le Détroit de Gibraltar, avant leur retour au pays en cercueils plombés. Mais quand on a appris le français aux basques des grands auteurs de Polars et de Séries Noires, on est un peu blindé. La singularité de Lahkdar réside d’ailleurs dans ce goût des mots, quels que soient leurs idiomes – arabe classique, marocain, français, espagnol ou catalan -, de l’étude, de la poésie et des récits de voyages des grands écrivains arabes : « J’étais conscient que c’étaient les livres qui m’avaient obtenu les meilleures situations que j’aie jamais eues… je sentais confusément qu’ils me donnaient une supériorité douloureuse sur mes compagnons d’infortune…à ce rythme-là, il allait bientôt me pousser des lunettes. » En creux, son ami d’enfance Bassam le regarde « avec ses yeux vides, ses yeux d’aveugle… des yeux effrayés et fragiles qui paraissent toujours fixer le lointain ». Devenu homme de main d’un Islamiste cauteleux, Bassam se perdra très loin dans l’ignorance, la violence et le terrorisme.
Derrière ce plaidoyer pour les livres qui instruisent et sauvent, c’est bien sur l’ombre de Mathias Énard que l’on perçoit alors, celle du traducteur d’arabe, du fin connaisseur des grands auteurs classiques, de l’amoureux de la calligraphie et de la poésie, de celui qui a roulé sa bosse de Beyrouth à Damas, de la Syrie au Maroc, avant de se fixer en Catalogne depuis dix ans : « Je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement ». Ce vécu personnel du romancier à Barcelone donne au livre ses plus belles pages, qui flamboient soudain dans la description des bouges du Raval, quartier oublié où s’entassent les laissés pour compte comme Lakhdar et de cette rue de Voleurs, « rue des putains, des drogués, des ivrognes, des paumés en tout genre qui passent leur journée dans cette citadelle étroite sentant l’urine, la bière rance, le tagine et le samoussas ».
Le ton du récit est volontairement « sotto voce », nourri d’empathie, sans jugement à l’emporte-pièce ou raccourci facile. La plume ne griffe pas, ne colère pas, mais porte les étonnements de ses exilés sur l’état du monde à l’avant-veille d’un grand bouleversement, où certains rêvent de « provoquer l’affrontement, de déclencher des représailles qui souffleraient sur les braises, lanceraient les chiens les uns contre les autres », Lakhdar « observe la série de cataclysmes comme qui, dans un abri sûr, sent le plancher vibrer, les parois trembler, et se demande combien de temps encore il va pouvoir conserver la vie : dehors tout semble n’être qu’obscurité ».