Limonov,`
Roman d’Emmanuel Carrère
Editions P.O.L 2011, Prix Renaudot 2011
Quand on demande à Limonov s’il considère que sa vie est un roman, il répond : « J’ai toujours pensé ma vie comme un mythe, comme les aventures d’Ulysse. Un mythe peuplé de monstres et de beautés. »
On se doute ainsi que la destinée de cet homme, qui me disait à peine vaguement quelque chose et encore, va nous entraîner dans une épopée invraisemblable, qu’aucun écrivain n’oserait prétendre authentique. Et pourtant ! Né en 1943 en Ukraine, ce fils de tchékiste aurait dû devenir, tels ses copains d’enfance de Kharkov, un ouvrier ordinaire d’une banlieue grise, regardant l’Empire soviétique se déliter sans comprendre. Or, Edouard Veniaminovitch Savenko va très vite changer son patronyme (pour un mélange de citron et de grenade, Limonov) et décider que sa vie ne saurait ressembler à celle des « pékins ».
« Limonov, lui, a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain à la mode à Paris ; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros… » La messe est dite dès la page 35. Le lecteur s’embarque alors pour 489 pages de la plus rocambolesque des aventures, accroché aux basques d’un homme qui aura tout connu sans perdre ses principes de vie.
Sa mère lui inculque très jeune ce qui deviendra sa ligne de conduite : « la vérité c’est que les hommes sont des lâches, des salauds, et qu’ils te tueront si tu ne te tiens pas prêt à frapper le premier ». Alors Edouard va se rêver criminel, un dur, un caïd, pour sortir de son monde de ratés : il provoque, il fabule, il reconstruit pour se forger l’image d’un sempiternel rebelle qui crache sur les bons sentiments, fidèle à une seule chose, la grandeur passée de l’URSS : « il a pris le pli de considérer la dissidence avec une hostilité goguenarde, en affectant de mettre dans le même sac Soljenitsyne et Brejnev…il reste un petit pionnier fier de son pays, de sa victoire sur les Fritz, de son empire qui s’étend sur deux continents et onze fuseaux horaires et de la sainte trouille qu’il inspire à ces couilles molles d’Occidentaux ».
Limonov prend un plaisir pervers à dynamiter les lieux communs, et il déverse avec une totale honnêteté sa haine de classe, ses envies de meurtres, son dégoût des convenances, son cynisme, son désenchantement, « sa frivolité glacée ». Personne n’échappe à ses sarcasmes, à ses formules tranchantes, que l’on soit artiste toléré par le Parti ou opposant. Car même les dissidents sont des poseurs, des losers, des épaves médiocres qui ont cru préserver pour les générations à venir le meilleur de la culture russe. Mais la liberté venue, ils n’intéressent plus personne. Les jeunes générations font du business et se moquent des vieux barbus qui les saoulent avec le Goulag.
Emmanuel Carrère dit de lui qu’il est un « Barry Lyndon soviétique ». Pas tout à fait. Si on peut trouver certains combats de Limonov plus que troubles (engagement auprès des Serbes dans les Balkans, créateur d’un parti brun-rouge à Moscou) il ne fait jamais preuve de lâcheté, d’arrangements douteux, encore moins de remords. C’est un homme vivant, énergique, l’un des rares à être éveillé dans une époque et un pays où ses contemporains ont tout d’ombres muettes. Certes, il n’a rien d’un démocrate, et après ? Il aime son Empire déchu, les cuites marathoniennes, les coups, les femmes, la guerre, la prison, les engagements, le bruit et la fureur, mais toujours du côté des minoritaires : « les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches ». Pas de compromis, mais des actes, quand les Droitsdelhommistes pétochards s’en tiennent à des discours creux et convenus. Un sauvage parmi des hommes déjà morts. Le héros de sa propre vie qu’il ne cesse de coucher sur le papier.
Ce destin éparpillé dans tous les sens est pain béni pour un romancier, qui dévale soixante-dix ans d’histoire russe, à tombeau ouvert. Emmanuel Carrère écrit vite, sec, comme s’il nous parlait ; pas le temps de se poser, de juger, Limonov est toujours devant, à retomber sur ses pattes après des gamelles, des échecs et des fourvoiements. Mais quelle jubilation de suivre cet homme libre, « sexy, rusé et marrant », qui aurait passé Gorbatchev devant un peloton d’exécution pour « abandon des territoires acquis au prix du sang de vingt millions de Russes. »