L’Ogre d’Athènes (Ο Δράκος), 1956
Film de Níkos Koúndouros
Musique : Mános Hadjidákis
Pour Ray Zanchi
Présenté à la Mostra de Venise en 1956, reçoit le prix rétrospectif du meilleur film pour la période 1955-1959 lors de la Première Semaine du cinéma grec de Thessalonique en 1960. En avril 1985, l’Union panhellénique des critiques de cinéma, le désigne deuxième meilleur film grec de l’histoire, derrière Stella, de Michael Cacoyannis (1955).
Si les rues d’Athènes et du Pirée sont sombres, c’est d’autre chose que la nuit* : un criminel endurci, assassin et voleur, surnommé l’Ogre d’Athènes, met la Police sur les dents en cette veille de Nouvel An. Thomas, un obscur employé de banque, pâlichon, binoclard aux yeux tristes, timide et angoissé, rentre chez lui serré dans son vieux manteau, avec pour seul projet la soirée en solitaire. La poisse s’acharne sur le pauvre bougre, qui découvre dans le journal du soir qu’il partage une vague ressemblance physique avec l’Ennemi public N°1. Dénoncé par son propriétaire, traqué par la maréchaussée, Thomas trouve refuge dans un rade du Pirée, repère de fripouilles et de pauvres gars désargentés, qui s’en sortent à la petite semaine en montant des coups tordus. Contre toute attente, la clique de vauriens est persuadée d’avoir accueilli l’Ogre d’Athènes en personne. Parachuté à la tête de la bande, il doit superviser le vol d’une colonne écroulée de l’Olympiéion pour le compte d’un riche Américain. La méprise ne fera pas long feu et Thomas finira poignardé par une canaille.
Níkos Koúndouros fait avec ce deuxième long-métrage, qui joue avec la censure de l’époque répressive, une lecture très codée de la société grecque post-guerre civile. Á sa sortie, le film est un échec, tant public que critique, cisaillé entre la bien-pensance doctrinaire de gauche et les valeurs hautement morales d’une droite ultra-conservatrice. On ne lui pardonne pas de dépeindre la classe populaire comme un ramassis de voyous alcoolisés et fêtards entourés de filles légères, prêts à faire sortir du pays des antiquités contre un bon pactole en dollars. Classe populaire fascinée aussi par la criminalité, les mœurs dévoyées, l’argent facile et la musique venue d’ailleurs. Bref, Níkos Koúndouros, sarcastique, clame en sourdine que le pays est devenu un vassal des États-Unis, politiquement et socialement, et ça ne passe pas.
On peut aujourd’hui se détacher totalement de cette vision militante pour en revenir au film lui-même, à la beauté de ses images, au mélodrame revendiqué. Car L’Ogre d’Athènes est un chef-d’œuvre, tout simplement, qui fait le pont entre le réalisme poétique d’un Marcel Carné et la dureté du film noir américain, une oeuvre imbibée de grécitude, noyée de mélancolie, et sublimée par les notes désespérées d’Hadjidákis. Níkos Koúndouros va garder les fondamentaux des deux genres en opérant un léger décalage des codes ; la traque du héros, la fatalité qui le mène vers la mort, les durs-à-cuire, la femme fatale, le clair-obscur, les ombres coupantes pour sculpter les visages, l’atmosphère anxiogène et étouffante sont conservés. Mais Thomas n’a ni la carrure ni la virilité attendues. C’est l’anti-héros par excellence, timoré, maigrelet, étriqué, à la sexualité flottante. Mal à l’aise en présence des femmes accomplies, il s’attache à la benjamine du bouge, une gamine d’à peine vingt ans surnommée « bébé », à qui il offre un jouet et qu’il raccompagne chez elle en tout bien tout honneur. Quant au chef historique du gang, il cache un cœur de midinette sous ses allures de terreur et éponge ses chagrins d’amour au vu de ses hommes en écoutant des romances russes.
Koúndouros s’affranchit donc des stéréotypes pour s’intéresser avant tout au parcours de Thomas, petit scribouillard transparent qui accepte d’endosser l’habit d’un assassin, de devenir un homme craint et impitoyable. Sa ressemblance avec l’Ogre d’Athènes va faire de lui un pseudo-criminel, comme un champ des possibles qui s’ouvrirait enfin pour combler le vide de sa vie. Puisque son propriétaire et la police le prennent pour un assassin, autant aller jusqu’au bout, même s’il est un homme doux et calme. Tant qu’il reste un gentil gars bien élevé, respectueux des lois, aucun avenir ne s’offre à lui dans la société grecque verrouillée d’une main de fer. Subitement, quand il transgresse la norme imposée, qu’il devient ce qu’il est supposé être, il n’est plus seul. Il trouve rapidement un lieu où il est apprécié, valorisé, entouré d’hommes rudes, de jolies femmes, de musique, d’alcool et d’énergies : il est enfin quelqu’un dans une existence qui a désormais un sens, et un but. Thomas a échangé le jour contre le monde de la nuit, celui de la fête, de l’oubli de soi, de l’audace retrouvée. Le film atteint d’ailleurs son apogée lors d’un Zeibekiko d’anthologie, où chaque homme du gang entame, avant le larcin programmé, une danse en solitaire, tournoyant sur lui-même. Thomas les regarde d’abord, subjugué, avant de se lever à son tour et d’entrer dans la danse à leurs côtés, enfin libéré, comme une intronisation dans ce monde d’en-bas, des laissés-pour-compte, des truands. La morale qui l’asphyxiait est balayée, le crime émancipateur est sanctifié.
Une mise en scène serrée, des éclairages inquiétants, la pénombre et la brumaille, la lenteur voulue des plans plongent le film dans une intense amertume, piégeant les personnages dans une souffrance palpable : car aucun d’eux ne se réjouit d’être obligé de voler et de tuer pour survivre. La société est bien plus sauvage que ce ramassis de mauvais garçons, qui échangent leur sang pour cèler une fraternité de la misère.
* Raymond Chandler, très librement revu…