Hôtel Rouge (Το κόκκινο ξενοδοχείο – 2012)
Texte de Maria Efstathiadi
Magnifique traduction d’Anne-Laure Brisac
Quidam Éditeur, 2018
« Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour
de la seule façon qui puisse se faire pour vous,
en le perdant avant qu’il soit advenu »
Marguerite Duras, La Maladie de la mort
Il est certains textes dont on ne comprend pas tout, insaisissables, fuyants, déroutants. On y retourne, deux, trois, quatre fois même, puisqu’il se dérobe si l’on tente de s’en trop rapprocher et d’en cerner les contours. Et l’on ne sait plus si l’on est happé par la tension des évènements relatés ou l’architecture du texte qui s’élance, s’effondre sur lui-même, renaît, se transforme continuellement. Hôtel Rouge demande paradoxalement au lecteur de se laisser porter, de ne pas tenter de percer son secret, de s’abandonner à son pouvoir hypnotique. Et chacun y lira ce qu’il voudra, ou s’y lira tout court.
La narratrice rembobine des souvenirs d’enfance, voyage à rebours pour tenter de se trouver. Cette femme vieillissante s’en va chercher les clefs de sa propre énigme dans un monologue à deux niveaux : La voix, Elli, la petite fille qu’elle fût, Le Souffle, l’adulte qu’elle est aujourd’hui. Derrière ces deux « personnages », une voix-off, Les Oreillyeux, témoins neutres, objectifs, qui commentent et analysent l’avancée de cette investigation intime. Mais partir à la rencontre de soi-même, c’est prendre le risque de tomber sur un Autre.
L’adulte échange avec Elli dans la douceur, la compréhension, l’aidant le plus souvent tendrement à rassembler des fragments épars sur un chemin qui fut douloureux : une famille bourgeoise d’Athènes, rigide et conservatrice, et des parents qui se déchirent. Au milieu de la tempête, une enfant unique et solitaire, indomptable, au regard acéré, la haine pour la mère mais un amour fou pour le père, trop souvent absent. « Quelque chose crie en moi. Quelque chose qui n’arrive pas encore à se dire. Qui a été verrouillé longtemps… un bourdonnement m’arrive aux oreilles, mais juste des voyelles, pas des mots. Je bute sans arrêt, mais sur quelles syllabes ? ».
Plus encore que la narration des souvenirs d’enfance d’Elli et de ses rebellions précoces, c’est le langage même qui donne les causes possibles des souffrances de l’adulte. Mais comment parler de ce qui est perdu et de ce qui a pourtant eu lieu ? Et si certains souvenirs empêchaient de se souvenir ? Les souvenirs d’enfance… « c’est un village lointain, rempli de tours et de détours, sans carte pour s’orienter, une imbrication de nuits ».
La discussion entre la femme mature et son « enfant-moi » va glisser lentement du conscient à l’inconscient, de l’évocation légère des fêtes de Pâques, des vacances, des années d’école au trauma fondateur ; des phrases construites au discours plus morcelé, du bavardage au silence. La recherche de vérité achoppe d’abord sur un passé qui se dérobe, qui ne peut jamais prendre une forme définitive, « parce que sa signification, c’est la représentation qu’il en donne à un moment donné, et on le revisite, on le remanie, on le subvertit toujours en fonction d’un présent déterminé. Et même quand on se dévoile, on affabule ». Et surtout, existe-t-il une vérité ? Sur ces notions cruciales, le rapport entre les deux personnages s’inverse : si l’adulte paraissait d’abord conduire et éclairer le dialogue pour permettre à l’enfant de raconter son histoire familiale, c’est maintenant la petite fille qui démolit les certitudes de l’aînée. « Chaque moi crée sa propre vérité, tout comme le moi, qui se fragmente, la vérité se fragmente aussi ». La seule réalité, la seule évidence, c’est la douleur, maladie incurable qui l’accompagne depuis l’enfance et dont elle ne parvient pas à retrouver la cause première.
Car, que s’est-il passé dans cet « Hôtel Rouge » qui donne son titre à l’ouvrage ? La petite Elli avait douze ans quand elle y est entrée pour la première fois, avec son père. Conséquences dramatiques : trois années d’amnésie. La Voix et Le Souffle ont beau retourner en arrière pour tenter de déminer le terrain, rien n’y fait : les faits restent cachés, en quatre pages le sujet est plié. L’adulte insiste pourtant, elle veut des réponses, accuse la fillette de se complaire dans le silence. Comment faire sauter le verrou quand on ne peut s’appuyer sur aucune certitude et que les mots se défilent, ne laissant que bribes et silences. À moins que les silences soient aussi des mots : « Le silence peut être parfois la seule parole supportable, et surtout la seule réponse à des questions qu’on étouffe ».
Pourtant, si l’on relit attentivement l’intégralité du texte, on trouve, tels les cailloux du Petit-Poucet, des phrases étonnantes : Elli aurait peur d’un mot, « qu’elle laisse disparaître pour qu’il ne commence pas à s’agiter, à la tripoter, à la caresser ». Elle a aussi développé une hantise des mains, « des mains qui la palpent et la poursuivent », et surtout une obsession de la fuite – « Fuir ! Là-bas fuir » –, pour contrer son angoisse d’être emprisonnée, prise en otage, dans le noir. « De quelle paroi inviolable est-ce que tu te préserves ? », finit par interroger l’adulte ? Comprend qui veut, comprend qui peut…
Les souvenirs d’enfance d’Elli sont des mélanges de faits bien établis, d’évocations déformées, de rêveries, d’ombres et de fantômes. S’ils paraissent d’abord peu signifiants, ils dissimulent en fait des blessures profondes jamais cicatrisées. Et c’est tout l’enjeu de ce “pas de deux”, entre l’enfant et l’adulte, ou entre l’adulte et son psychanalyste, que de dévoiler le pire derrière l’écran des souvenirs.
Restent longtemps gravées dans la mémoire du lecteur la violence d’Elli lorsqu’elle vomit sa détestation de tout ce qui touche de près ou de loin à la famille, et l’extrême délicatesse pour exprimer les affres du manque et de l’absence : « J’avais besoin de cette absence pour l’aimer. De reconstituer sa présence dans l’absence, l’équivalent de la présence que nous n’avions jamais réussi à avoir. Dans l’absence, je composais la présence, morceau par morceau, la présence que sa présence réelle ne nous avait jamais accordée. Son absence est un refuge. » Ainsi parle Elli de son père, transposition d’un aveu indicible dans une soudaine et étonnante maturité de mots. Et c’est aussi toute la magie de l’écriture de Maria Efstathiadi, que de recueillir cette parole, de la sublimer, de la proposer dans une superbe théâtralité. On n’enlève rien à cette langue-là, si intense, si sensible, si travaillée, sans graisse ni superflu.