La Maison dans l’impasse (La Casa nel vicolo – 1921)
Roman de Maria Messina
Traduction Marguerite Pozzoli
Avant-propos de Leonardo Sciascia
Éditions Actes Sud, 1986
Nés à un peu plus de trente années d’écart, l’écrivain grec Alexandre Papadiamantis (1851-1911) et la romancière sicilienne Maria Messina (1887-1944) font le même constat : « La fillette était venue au monde pour pécher et souffrir », chez le premier ; « Les femmes sont nées pour servir et souffrir », chez la seconde. En commun donc, chez ces deux auteurs ‘insulaires”, en ce début du xxème siècle, l’observation clinique de la servitude des femmes, obéissantes et silencieuses, piégées entre quatre murs par leur condition même, et captives de leur famille jusqu’au sacrifice. Maria Messina, dans La Maison dans l’impasse, explore plus particulièrement un emprisonnement tellement accepté, intégré, qu’il interdit toute velléité de s’en libérer.
Antonietta, et sa sœur cadette Nicolina, quittent leur petit village natal pour la ville, lorsque l’ainée épouse Don Lucio, l’homme providentiel qui a sauvé leur famille de la ruine. Le bienfaiteur se révèle égoïste, tyrannique, obsessionnel, soucieux de garder les deux sœurs sous sa seule autorité. Antonietta et Nicolina sont là pour le contenter, travailler dur, dociles, malléables, cloîtrées dans une vaste maison isolée et lugubre, qui « transpire la tristesse« . La ville n’est jamais nommée, puisqu’elle demeure lointaine, inconnue, effrayante. Car Don Lucio ne permet pas aux deux sœurs de respirer l’air du dehors ; même de courts moments de liberté pourraient remettre en cause les habitudes d’une vie monotone, réglée comme une horloge. Antonietta met au monde trois enfants, mais la dernière naissance la laisse très affaiblie. Don Lucio en profite pour mettre dans son lit la cadette, sans bien sûr lui demander son avis. Ce qui aurait dû alors souder les deux sœurs contre leur geôlier, va les dresser l’une contre l’autre, et bouleverser l’équilibre fragile du fils ainé.
Maria Messina restitue l’atmosphère étouffante qui paralyse les protagonistes de ce huis clos, en restant au plus près des gestes répétitifs du quotidien : chaque jour, il faut beurrer les tartines de Don Lucio, le coiffer longuement et délicatement, brosser ses vêtements, bourrer sa pipe, préparer sa citronnade, peler ses fruits, tenir sa maison, faire la cuisine, s’occuper des enfants, dans un climat constant de peur – la crainte continuelle et obscure d’importuner cet homme tout puissant.
Depuis que Don Lucio se pose en protecteur de la famille, la reconnaissance d’Antonietta et Nicolina n’a plus de limites : « Il savait ce qu’il est bon de faire ; il était sûr de lui et comprenait tout de la vie aussi clairement qu’il aurait lu un livre ouvert. Il fallait se fier à lui, d’un cœur tranquille. Nicolina ressentit un élan de gratitude et d’admiration, qui paraissait combler la distance la séparant, pauvre fille qu’elle était, de son beau-frère… Don Lucio était un homme qui ne se trompait jamais, qui savait ce qui est bien et ce qui est mal. C’était si merveilleux d’avoir confiance en quelqu’un ! ».
Les deux sœurs, tributaires financièrement du même homme, consentent à cette oppression masculine ; la soumission totale est volontaire, conforme à la place que la société sicilienne de l’époque donne aux femmes. Elles sont déshumanisées, bâillonnées, et passent de la main du père à celle du mari : « Admirant les mouvements souples des hanches fortes et pleines de sa femme, Don Lucio était satisfait de lui-même, comme il était satisfait chaque fois qu’il contemplait les meubles coûteux dont il avait orné sa maison. »
Le mari tient « ses » deux femmes par la bride et interdit même à ses enfants de ramener la vie extérieure au sein de la prison familiale : les livres sont bannis, l’emploi du temps du fils adolescent est minuté, ses sorties limitées. Quant à ses deux filles, elles quittent rapidement l’école ; par crainte qu’elles ne lui échappent, il les surveille, les forme à sa façon, simples, ignorantes, sans désirs, comme doivent selon sa norme être les femmes. Maria Messina ne laisse aucun espoir à ses personnages de bouleverser un tant soit peu l’ordre établi. Nulle dérobade pour des femmes dressées à obéir, le jour comme la nuit. La mort, et la folie, sont les deux seules échappatoires capables de mettre un terme à cet enfer. Elles viennent frapper la maisonnée, sans que les habitudes recuites ne s’en trouvent vraiment perturbées.
L’impasse n’est pas qu’un lieu géographique, elle est surtout cette cage oppressante, physique et mentale, une accumulation d’habitudes grises, méthodiques, acquises au fil des années, dont on ne peut jamais plus se débarrasser. Le balancier de l’horloge, qui revient de pages en pages, ne marque plus qu’un temps uniforme, indifférent, où rien de change. Monotones et pesantes, les heures ne passent plus, elles restent pour Antonietta et Nicolina figées, à perpétuité…
Pour en savoir plus sur Maria Messina, je conseille un excellent article sorti de l’ENS de Lyon : http://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/les-signorine-de-maria-messina-heroines-en-marge-de-l2019ordre-symbolique-des-positions-que-les-femmes-peuvent-occuper