Vita Nostra – 2007
Roman de Marina et Sergueï Diatchenko
Traduction Denis E. Savine
Éditions L’Atalante, 2019
Et dire que d’aucuns évoquent la saga d’Harry Potter pour présenter Vita Nostra ! Ce piètre argument marketing capilotracté qui doit vouloir faire vendre ne tient absolument pas la route : un peu comme si l’on évoquait la mignonnerie de Walt Disney pour présenter un conte de Grimm bien tordu et cruel. En admettant un vague point de convergence, on peut à la grande rigueur parler dans les deux cas d’apprentissage au sein d’un établissement mystérieux, mais c’est tout.
Vita Nostra est un livre pour adultes, un songe métaphysique éveillé que le lecteur ne peut pas lâcher avant l’ultime phrase. Le couple Diatchenko, reconnu de la Pologne à la Russie avec une trentaine de romans au compteur depuis 1994, n’écrit pas de la gentille fantasy pour adolescents. Les auteurs, qui maîtrisent aussi bien la théologie que la psychanalyse et la linguistique, demandent un peu d’efforts pour les suivre dans les méandres spéculatifs d’un monde où il existe plus de questions que de réponses. Ils pourraient énoncer comme le faisait Jean Cocteau : trouver d’abord, chercher après.
Durant ses vacances d’été, la jeune Sacha, 16 ans, rencontre un énigmatique individu qui lui impose des tâches répétitives, dénuées de sens et perturbantes, sous peine de voir ses proches blessés, voir tués. Devant la gravité de la sanction certaine, Sacha s’exécute, terrifiée. Á l’issue de sa dernière année de lycée, ce même homme réapparaît et lui annonce son inscription d’office à l’Institut des technologies spéciales de Torpa, obscure petite ville de province isolée. Sacha et les autres étudiants de première année se retrouvent malgré eux dans un internat de second ordre, pour suivre un enseignement auquel ils ne comprennent rien. Les professeurs tyranniques, les tuteurs féroces, les étudiants plus âgés perturbés, les techniques d’apprentissage déconcertantes, brouillent les repères et les défenses des débutants. Pire, ils sapent leur sentiment de sécurité. Et si les études de Sacha et de ses condisciples n’avaient pour but que de déconstruire leur personnalité pour faire jaillir une autre réalité ? Les étudiants seraient-ils dressés à détruire leurs composantes matérielles pour les remplacer par des composantes informationnelles ? Dit autrement, sont-ils des êtres de chair ou des incarnations de mots, capables de créer des mondes ?
Le roman baigne dans une tension, un flou savamment entretenu, où le lecteur est tenu en haleine ; témoin des pressions morales, des épreuves physiques et intellectuelles imposées aux étudiants, il tente de deviner, comme Sacha, quel est le but ultime de cette démolition dans la douleur. Sa position est évidemment inconfortable car l’univers des Diatchenko est terriblement glacial, déshumanisé (nous sommes dans la culture slave…). L’impitoyable voyage initiatique universitaire de Sacha (de l’adolescence à l’âge adulte, de l’ignorance à la connaissance, d’un être physique à un élément immatériel), se base sur la peur, la peur d’échouer, l’angoisse d’apprendre la mort d’un proche en cas de revers à un examen. Cette pression psychologique, cette terreur permanente, vont pourtant forcer Sacha à renaître de ses propres cendres, tel un phénix. Car, la jeune fille va se soulever au dernier moment contre ses « professeurs », revendiquant son individualité, son refus de mettre son pouvoir d’architecte au service d’un sentiment négatif : à la peur qui paralyse, elle choisit l’amour, la création d’un univers lumineux et heureux.
Pour Marina et Sergueï Diatchenko, le monde n’est qu’un texte, et les hommes des mots manifestés, la projection d’une idée. Les auteurs se baladent avec jubilation entre l’eidos de Platon, les travaux de Heidegger sur le logos – la parole est l’être et le devenir de l’homme lui-même et l’évangile selon Saint Jean : Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu.
Sacha décide de résonner en tant que mot fondateur pour donner vie à un nouvel espace : elle choisit d’ouvrir une porte sur un monde inédit dépourvu de peur et baigné de lumière, Car il est des mots qui sont des rebuts et ils ne se transforment en rien une fois prononcés. D’autres projettent des ombres, hideuses et pathétiques, mais parfois majestueuses et puissantes, capables de sauver une âme mourante. Pourtant, quelques-uns seulement de ces mots deviennent des hommes et en prononcent à leur tour. La jeune fille fait sienne les mots de Jean (4 :18) : Il n’y a pas de peur dans l’amour ; au contraire, l’amour parfait chasse la peur, car la peur implique une punition. Celui qui éprouve de la peur n’est pas parfait dans l’amour.
Vita Nostra, roman magnifique, inclassable, qui commence dans les interrogations, la brutalité, le désespoir, le déterminisme d’un rôle soi-disant déjà écrit, finit dans une déflagration de joie et de liberté, en apothéose : Sacha refuse d’adhérer à une matrice pré-formatée, semble tout perdre dans sa révolte et pourtant engendre d’autres possibles. Les mots changent les mondes, comme la littérature…