La foire aux serpents (A Feast of Snakes)
Roman de Harry Crews
Éditions Gallimard, 1994
Un premier roman qui met la tête à l’envers et l’estomac en ratatouille ne se pointe pas venu de nulle part. Sans écrire nécessairement dans la plume d’un autre, des filiations, des parentés semblent parfois évidentes entre plusieurs auteurs ; Le Diable, tout le tempsde Pollock pourrait ainsi être le rejeton de Flannery O’Connor et d’Harry Crews, un concentré de cette littérature rurale, âpre et féroce, qui vous colle la chair de poule. D’autant plus que ces deux géniteurs putatifs ont eu l’idée de naître en Géorgie, champ de « rednecks » mal équarris, prolifique terrain de tordus de tous poils.
La trombine de Crews (1935-2012) vous fiche déjà un peu les jetons, genre dur-à-cuire à qui la vie n’a pas fait de cadeau, entre le biker atrabilaire et l’échappé de Sing Sing. Un homme en fait cabossé, confronté très tôt à la brutalité, passé par l’uniforme des Marines, routard à ses heures, pour se ranger enfin comme professeur d’anglais. Ce type-là n’écrit pas des romans, il régurgite du vécu, du Sud certifié pur sucre, des tranches de vie imbibées de gnôle, passées au bleu ecchymose. Plus nerveux, plus sec que Pollock, il ne se donne aucune limite dans la chronique des trous perdus, de leurs bouseux affreux, sales et méchants. Et il l’a beaucoup pratiqué, ce ramassis de cul-terreux fauchés comme leur blé, à l’accent « corsé comme de la semoule de maïs ». Alors, lorsqu’il nous emmène à Mystic, pour la foire aux crotales, on se dit que la fête va très mal tourner. Ce bled est une image d’Épinal à lui tout seul, avec son équipe de foot, son quaterback vedette, son coach bedonnant, sa fanfare et ses pom-pom girls à la cuisse légère, son shérif libidineux, le trafic de whisky, les combats de pitbulls, les râteliers de flingues sur les pick-up. Tout ce petit monde adore le beau blond Joe Lon Mackey, ancien caïd des Crotales Fatals du lycée, laissé aux portes des équipes universitaires pour cause d’illettrisme. « On disait de lui que c’était le gars le plus courtois de tout le comté de Lebeau, même s’il était de notoriété publique qu’il avait commis quelques trucs assez moches ; comme la fois où il avait emmené un représentant de commerce jusqu’au ruisseau de July Creek et l’avait noyé ». L’amabilité amnistie le crime, à Mystic ! Mais Joe Lon n’est pas dans la réserve polie, c’est un taiseux, une brute, un cogneur, une grenaille dégoupillée qui menace d’exploser à tout moment. Une mère suicidaire, un père teigne et alcoolique, une sœur bonne à enfermer, ça vous colle aux chausses comme de la terre poisseuse dont on ne peut s’extirper. Et Joe Lon ne comprend pas pourquoi une autre vie est passée tout prêt sans le saisir, et qu’il reste en rade dans sa caravane, entre une épouse défraîchie qu’il tabasse et deux mioches qui braillent. Cette violence mal contenue ira crescendo jusqu’au point de non-retour, lors de cette fête annuelle aux serpents, bacchanale frénétique où tous les illuminés, les pervers, les cinglés des alentours s’abattent sur Mystic pour 48 heures de beuverie, de débauche, de sauvagerie bestiale : « y a du sang dans l’air. Je le sens. Je l’ai dans les naseaux, ce putain de sang dans l’air ». L’hystérie collective répondra aux crimes du héros local devenu meurtrier de masse, comme expiatrice des vices de ce patelin que l’on purge de son chancre, la violence de la foule survoltée balayant celle de l’idole devenu le réprouvé.
Harry Crews décrit une certaine Amérique figée, bloquée par ses habitudes, un espace-temps comme isolé du reste du pays, qui cramponne les habitants à un mode de vie fruste, voire primitif : les générations passent et rien n’évolue dans ce vase clos. On tient le débit de boissons de père en fils, les capitaines de l’équipe de foot sortent rituellement avec les cheerleaders, les ados se défoncent aux mêmes médocs, les noirs sont toujours des déclassés… nous sommes en 1975, mais on se croirait dans les années cinquante. « Pour la première fois il savait et acceptait que demain serait pareil, demain et toujours. Pour certains individus, les choses changeaient. Mais pour d’autres, tout restait toujours pareil. » Ce statu quo permanent, cette mauvaise vie minable et interminable exacerbe les relations humaines, les rivalités, dans une compétition permanente pour exister. Mystic est un chaudron bouillant où les disputes conjugales, les raclées, les combats de chiens servent d’exutoire, avant que le dégoût de la vie emporte tout : hurler, cogner, picoler, ne servent plus à rien. Reflet de ces contrées de barbares détraqués, le plume acide de Crews colle aux névroses de ses personnages ; elle en devient parfois insupportable tant elle sonne juste de férocité et de violence gratuite. Il écrit comme ses personnages survivent, à l’instinct. L’unique scène « d’amour » du livre (8 pages) est un sommet de rage, d’insensibilité, mélange de mépris voulu et d’humiliation consentie, d’obscénité et de dégradation. C’est cru, brutal, physique. Dérangeant.