Le Pèlerin enchanté (1873)
Roman de Nikolaï Leskov
Traduction d’Alice Orane
Ginkgo éditeur, 2019
« Je ne sais au juste ce que c’était : un naïf, un fou ou un vrai prophète », autrement dit, un Russe certifié conforme que cet Ivan Sévérianytch Fliaguine, personnage curieux et déconcertant qui parcourt à marche forcée cinquante ans d’histoire dans un roman tout aussi foutraque. Sur un bateau qui sillonne le lac Ladoga, un moine novice de plus de cinquante ans (!) s’invite dans la conversation d’un groupe de passagers qui débattent de religion. Son intervention n’aura rien de théologique et s’appuie même sur une anecdote un peu fumeuse et non vérifiable. Il avoue d’ailleurs sa méconnaissance des principes du culte, sa présence erratique aux offices, et son ignorance quasi-totale des règles de l’orthodoxie. Ce grand gaillard ressemble bien moins à un religieux qu’à « un preux russe naïf et bon, qui aurait dû courir les bois sur un destrier pommelé ». Cette remarque frappée au coin du bon sens rencontre sa consécration quand cet hercule en soutane, répondant aux désirs des passagers, se met à raconter une vie aussi invraisemblable que périlleuse.
Déferle alors un long fleuve tumultueux, un récit haut en couleurs qui mêle réalisme et une bonne dose d’imaginaire, dont le narrateur n’est sans doute pas forcément conscient. Né serf sur les terres d’un comte, pas très loin de Moscou, Ivan va enchaîner les aventures, les voyages, les rencontres avec des individus tout aussi pittoresques que lui. Sa connaissance des chevaux et son habileté à dresser les plus récalcitrants sont des clefs pour frayer avec les riches et les puissants. Mais pour dégringoler aussi sec, quand cesse la protection du bienfaiteur. Tour à tour postillon, voleur, garde d’enfant, éleveur de chevaux, conseillé équestre d’un prince, troufion puis officier, gratte-papier, comédien, moine enfin. Avec la bougeotte chevillée au corps qui le mène d’Ouest en Est, de ce qui est aujourd’hui la frontière ukrainienne à la mer caspienne, jusqu’aux confins du Caucase.
Nikolaï Leskov (1831-1895), qui a lui-même sillonné son pays jusqu’aux provinces reculées, d’abord en tant que négociant puis comme journaliste, connaît parfaitement la mosaïque ethnique et culturelle qui compose l’empire. Les descriptions des us et coutumes des petits propriétaires terriens, des officiers des cavalerie, des Tziganes et des Tartares sonnent donc plus que juste ; nul folklore mais un tableau piquant, réaliste et expressif d’une autre Russie. Dans ce chant polyphonique, c’est la voix du peuple qui domine : Ivan Sévérianytch chronique de son point de vue, et dans sa langue simple la complexité d’un vaste territoire hétérogène dont l’unité semble bien fragile.
Un drôle de gars, cet Ivan, aventurier affranchi de tous liens, jamais inquiet du jour prochain, modeste, débrouillard et courageux. Sur qui pèse pourtant une destinée, un fardeau : promis par sa mère à la vie religieuse, le fils va refuser très jeune de suivre ce chemin tout tracé. Mais on ne renie pas un serment maternel sans conséquences. Le ciel lui envoie alors un messager pour lui dessiner son avenir et le mettre en garde ; une vie de prière au monastère ou des calamités en cascade, une vie sur le fil du rasoir, et l’inéluctable entrée en religion quand il sera sur le point de périr pour de vrai. Ivan n’en fera pourtant qu’à sa tête, préférant la liberté, les voyages, les bagarres, les chevaux et une belle tzigane. Tant pis s’il se fait dans le même temps fouetter, tabasser, torturer, gruger, voler. Cette tête brûlée choisit en conscience une existence hasardeuse en refusant l’autorité et en préférant les marges.
Sauf que Ivan est Russe. Si le dogme le révulse, il reste pétri de spiritualité, de foi tenace, presque de mysticisme. Exilé au long de quinze années dans les steppes tartares, ce n’est pas de l’absence de ses proches dont il souffre, mais il est pris de désespoir d’être marié sans bénédiction et de mourir sans messe. La nuit, en douce, il prie à faire fondre la neige sous ses genoux. Quand son chemin croise celui d’une femme mariée qui a abandonné son vieux mari pour un fringant officier, il la morigène copieusement de trahir ses devoirs au mépris de son serment sacré. Il y aurait presque chez Ivan une pureté, une vertu russe, dont le plus effronté baroudeur ne saurait s’affranchir. Et cette « droiture » cohabite étonnamment avec le merveilleux qui vient l’étayer : l’imaginaire, la présence de messagers divins, d’êtres surnaturels sont au service de la rectitude spirituelle. Les deux mondes sont parfaitement poreux sans nullement s’opposer.
Peut-être Ivan doit-il sa capacité à voir la beauté, chez un cheval ou une demoiselle, grâce à cette part du divin qui est venu percuter sa vie de serf. Au-delà d’un conte « oral » qui a tout d’une odyssée, Nikolaï Leskov donne à cette fresque russe des couleurs chatoyantes, un souffle épique et un soupçon d’âme qui fait résonner longtemps les notes d’un violon tzigane dans l’immensité de la steppe.