Le maître des illusions (The secret story)
Roman de Dona Tartt
Éditions Plon, 1993
Dans quel univers plonger après le séisme Kerangal ? Pas envie d’un roman très tranchant, marquant, salissant, juste le besoin d’un bon gros pavé rassurant, où l’on se laisse vivre sans se poser de questions, laissant l’auteur faire tout le travail et mener son lecteur dans le méandre d’une intrigue bien ficelée, pas trop déliquescente. F. m’a alors rappelé que je n’avais jamais ouvert un seul des trois livres de Dona Tartt, romancière américaine précoce et discrète, qui sort un lourd volume tous les dix ans, avant de replonger dans un silence studieux, et accessoirement ancienne copine de fac de Bret Easton Ellis dans les années 80’. Gros soupir au nom d’Ellis… « glauque, illisible, vide sidéral, pas ma cam’, je passe »…. Mais F. a dégainé l’argument béton « elle aussi pose son roman sur un campus, mais ça te rappellera plutôt Keating, ‘Capitaine oh mon Capitaine’, ‘Carpe Diem’, dans une version plus retorse et plus adulte que le film, mais très éloignée toutefois des Lois de l’Attraction de son condisciple ».
Belle rencontre en effet que ce roman daté de vingt ans, toujours solide, dont on dévore les 700 pages d’une seule traite, malgré une intrigue déflorée dans les deux premières pages du prologue. Si le suspens n’est donc pas le muscle qui tient une intrigue assez classique, le lecteur est captivé par la douceâtre manipulation qui lie entre eux les personnages, la séduction des mystificateurs, la dissimulation, la fausseté, qui perlent sous des coutures bien lisses. On entre à l’université d’Hampden, dans le très sélect Vermont, candide et propre, on en ressort tartuffe, avec du sang sur les mains.
Nous suivons durant toute une année scolaire une suite d’événements calamiteux qui vont s’abattre sur les étudiants de l’unique classe de grec du campus. Aux cinq premiers élèves, seuls admis à suivre le cours élitiste d’un professeur hors normes et fascinant, s’ajoute en début de semestre le narrateur du roman, boursier déraciné de sa Californie natale, ébloui de découvrir ce nouvel horizon d’érudition qui s’ouvre devant lui. Prenant à la lettre les enseignements de leur mentor, un peu provocateur sous le vernis du fin lettré distingué, quatre d’entre eux vont mettre en pratique le sujet d’un cours sur « Platon et la folie dionysiaque » et recréer les conditions d’une vraie bacchanale : « l’attrait de ne plus être soi-même est très puissant. Échapper au monde cognitif de l’expérience, transcender l’accident de son propre moment d’existence… comme si l’univers se dilatait pour remplir les limites du soi. Après une telle extase, à quel point peut être insipide l’existence ordinaire dans ses limites quotidiennes ! » . L’expérience d’exaltation collective va tourner au cauchemar : un homme croisé par hasard y laissera le vie, « le cou brisé, le visage couvert de cervelle » massacré par deux des membres du quatuor, en transes. Pas de témoin du drame, le groupe des hellénistes semble se serrer les coudes, l’incident est clos. Le venin va venir de l’intérieur du groupe, au compte-gouttes, distillé par celui que l’on avait écarté de la démence rituelle pour son instabilité, son insouciance, son irrespect chronique. Chantage, menaces, provocations, il faut faire taire celui qui enfreint les règles de la fraternité, son meurtre est savamment organisé. Mais on ne retire pas deux vies en quelques mois sans que cela ne provoque des séismes au sein de ce petit groupe refermé sur lui-même, vivant en vase clos, sans contact avec le reste de l’université ; la certitude de leur singularité, de leur supériorité, avait soudé les six jeunes gens comme une famille, qui n’envisageaient en aucune manière de se séparer après leurs études. Les longs interrogatoires de police, la pression, les soupçons, les doutes sur les rôles de chacun, la défiance généralisée, les manœuvres ambigües, une insupportable tension, vont venir raboter le vernis de l’indéfectible amitié et de la culture portée en étendard ; chacun va alors se révéler plus complexe, plus faible, plus lâche, plus laid, jusqu’à la déflagration ultime. Car ce n’est pas Dionysos que les étudiants ont rencontré dans les champs du Vermont, mais Thanatos.
La principale qualité du roman tient dans le portrait du quintette hellène, bastion anachronique et élégant qui évolue au rythme du trimètre iambique : Hampden est un campus pour gosses de riches, indolents, arrogants, pour qui les années universitaires riment avec défonce et beuverie. Émerge au-dessus de cette médiocrité la poignée d’érudits, attachée à son unique professeur, qui tient ses cours dans un bureau/salon, saturé de fleurs, de tapis, de porcelaines, embaumant le thé de Chine et la bergamote : les jumeaux (frère et sœur) « joyeux et graves comme des anges flamands » affectionnent les vêtements de couleurs pâles et apparaissent « ici et là, tels les personnages d’une allégorie ou les invités morts depuis longtemps d’une garden-party oubliée », le génie linguiste aborde de minuscules lunettes rondes à l’ancienne, de sombres costumes anglais et un parapluie, en traversant d’un pas raide les foules de hippies et de punks « avec l’air contrait et cérémonieux d’une vieille ballerine », le dandy albinos affectionne les chemises empesées, les manchettes à la française, des cravates splendides à la Montesquiou et le dilettante du groupe, faussement négligé, apprécie les marches militaires qu’il fait brailler au beau milieu de la nuit. On verrait mieux ces étudiants à Oxford ou entre les pages d’un roman d’E. M. Foster. La fascination que le lecteur éprouve pour ces personnages tient à cet équilibre ténu entre l’élégance revendiquée et un certain maniérisme pervers. Ils ont quelque chose d’extrêmement suranné, d’exquis, de précieux, de secret, qui ne déparerait pas dans un roman gothique anglais, car chacun porte une zone d’ombre évidente. Á l’issu des meurtres perpétrés, le charme diffus vire à l’angoisse, les secrets aux vices, la séduction à la dépravation. L’esthétisme disparaît au profit d’une brutale décadence, terrible et tranchante, sans rédemption possible.
Dionysos est bien ce maître des illusions, de faire voir à ses fidèles le monde tel qui n’est pas : « La mort est mère de la beauté. Et qu’est ce que la beauté ? La terreur… ce que nous appelons beau nous fait frémir… quelle gloire de déchaîner ces passions destructrices ! », scandait leur professeur. Les survivants de cette tragédie, qui se traduira par la mort réelle ou symbolique de chaque acteur, ne liront plus jamais Eschyle de la même manière : le meurtre ne peut être séduisant, il n’est que déchéance et irrémédiable destruction.