A., avec qui je déjeunais la veille de ma visite à l’exposition Pierre Boulez à la Philharmonie, a manqué s’étouffer quand je lui ai fait part de ce projet du week-end : « Mais qu’est ce que tu vas y faire, pour toi la musique s’arrête avec Mahler ? » Une remarque un peu excessive sur le moment mais dans le fond, le garçon n’avait pas tout à fait tort. Je fais partie des indécrassables réactionnaires pour qui, une musique sans ligne mélodique, ben, ce n’est pas de la musique. D’où une mise à distance sévère avec une grande partie de ce qui vient juste après, la musique atonale, le dodécaphonisme, la musique sérielle et autres bizarreries écorcheuses de tympans. Le souci, c’est que ma moitié maîtrise et apprécie ce que je nomme, moi, du bruit (le fourbe !) et qu’il m’arrive de me laisser entraîner – rarement-, dans ses délires acoustiques. J’ai souvenir d’un concert Xenakis au Châtelet en 2002, d’où je suis sortie sonnée d’un déferlement de sons, d’un déchaînement de percussions, d’un boucan tintamarresque doublé des piaillements d’un baryton survitaminé. Je lui demandais, hébétée et migraineuse, s’il s’agissait d’une « Symphonie pour napalm et fin du monde », la réponse claqua, avec l’égard tout relatif qu’on a pour les bêtassous : « Mais enfin, il s’agit d’Aïs, une sorte d’incantation basée sur des textes grecs scandés d’Homère et de Sappho ! ». Mais bien sûr… moi, mes oreilles saignaient.
Alors, passer deux heures avec Boulez n’allait pas vraiment de soi. Pourtant, une exposition bien ficelée doit permettre aux béotiens d’avancer pas à pas dans ce qui les dépasse, sans devoir supporter un long concert éprouvant : encore que, certaines œuvres de Boulez ne dépassant pas 10 minutes, ça doit être expéditif.
Hé bien, force est de constater que cette exposition joue parfaitement son rôle, et qu’elle ouvre des espaces, un peu minces encore mais réels, dans une démarche phonique (je ne peux toujours pas dire musicale), qui jusqu’alors m’était impénétrable. Pierre Boulez souffle cette année ses 90 bougies, et la Philharmonie 2 (l’ancienne Cité de la Musique, pas le bâtiment Nouvel) lui consacre donc une sorte de parcours chronologique et thématique sur deux étages.
La mise en espace, le choix des pièces visuelles et des œuvres à l’écoute, les vidéos, les articles de presse, l’agencement aéré, les éclairages, font de l’exposition une réussite. Elle permet de mieux appréhender le créateur dans toutes ses facettes, du jeune étudiant en mathématiques passé par la classe de Messiaen au conservatoire, devenu compositeur puis chef d’orchestre. On le suit du théâtre de Barrault à celui de Chéreau, du Petit Marigny à l’Orchestre philharmonique de New-York, de la BBC à l’Ircam, et surtout on est sidéré de constater à quel point cet homme est inscrit dans son temps. Moi qui l’imaginais esseulé dans une tour d’ivoire, racorni et misanthrope, aussi atrabilaire que sa musique, je me suis bien fourvoyée ! Sa composition ne sort pas ex-nihilo, elle s’agrège autour des grandes œuvres du XXè, qu’il s’agisse de littérature et de poésie (Joyce, Claudel, Char, Artaud, Mallarmé), de peinture (Klee, Mirò, Mondrian, Giacometti, Staël, Bacon – superbe triptyque dans la seconde partie de l’expo), de musique (Stravinsky, Stockhausen…), d’architecture (Renzo Piano, Frank Gehry, Christian de Portzamparc), de mise en scène d’opéras, de danse, mais aussi de philosophie (Foucault, Deleuze)… il fait le grand écart entre l’école viennoise de Schoenberg et Webern, et la musique assistée par ordinateur, en couvrant presque un siècle de création. Qui n’a-t-il pas croisé, avec qui n’a-t-il pas échangé, de qui ne s’est-il pas nourri ? Et il fut aussi professeur, théoricien, polémiste, titulaire d’une chaire au Collège de France, n’en jetez plus !
Et la musique dans tout cela ? La commissaire de l’exposition a choisi de mettre en lumière un choix d’œuvres maîtresses de Boulez, pour certaines liées à de grands textes ou à une nouvelle façon de concevoir leurs exécutions en public : 2e Sonate pour piano (1948), Le Marteau sans maître (1954), la 3eSonate pour piano (1956-1957), Pli selon Pli (1957-1962), Rituel (1974-1975) et Répons (1981-1988). C’est toujours pour moi une énigme que l’on puisse volontairement écouter cette suite de notes au rythme infernal, sans repères, sans règles de composition que je comprenne, sans respect des harmonies, sans tonalité, sans émotions.
Mais, c’est en me penchant au dessus des partitions exposées que j’ai un peu mieux compris ce vers quoi tend en fait Boulez. Elles sont vraiment étonnantes, colorées, un peu comme des dessins qu’on ne saurait prendre dans un sens clairement défini, comme des fragments, on ignore d’ailleurs si la composition est achevée ou en gestation. Est-ce de la musique ou un problème mathématique ? Une suite aléatoire ? Un support ouvert où chaque interprète choisit son chemin ? Une foultitude de possibilités sans forme classique ?
Boulez aurait souhaité trouver dans la musique la même liberté qu’en littérature – d’où cette fascination pour le Coup de dés de Mallarmé (texte, forme, typographie), forme sans contrainte qu’il retranscrit dans ses partitions drôlement mises en pages. C’est Umberto Eco* qui synthétise le mieux le projet boulézien en écrivant : » la troisième Sonate de Boulez, le Klavierstück XI de Stockhausen… ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres « ouvertes », que l’interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation « . D’aucuns, d’appeler cela de la musique…
* L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979