Ruines – Josef Koudelka
Exposition à la Bibliothèque nationale de France
Prévue jusqu’au 16 décembre 2020, mais sera probablement prolongée
Je me suis précipitée à la BNF pour avancer ma visite prévue cinq jours plus tard, lorsque les rumeurs d’une prochaine réclusion forcée se sont faites plus insistantes et que la Culture a été de nouveau pointée comme “non essentielle” : pourtant, on rappellera que dans les décombres d’une civilisation où s’accumule une technologie le plus souvent employée à la ruiner, le seul choix qui nous reste est le bonheur de créer sans réserve (Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin)…
L’exposition Koudelka est une merveille, à la fois pour les amoureux de la culture grecque et latine (deux cents sites archéologiques sublimés), pour les bourlingueurs du bassin méditerranéen au sens large (dix-neuf pays, de la France au Maroc en passant par la Syrie), pour les rêveurs tout éveillés, les purs contemplatifs. Cent dix imposants panoramiques en noir et blanc retracent trente ans de voyages du photographe longtemps apatride au cœur des champs de ruines, des colonnes déchues, des pierres descellées, des murs délabrés, des statues élaguées. Ces vestiges portent les empreintes des hommes, la flétrissure du temps, les calamités historiques et la vigueur de la nature qui reprend ses droits.
Au centre de l’espace, les immenses tirages suspendus dans la pénombre semblent flotter et ouvrir des fenêtres sur mille nuances de gris, de blanc et de noir. L’accrochage ne poursuit aucun ordre géographique ou temporel, mais associe des images qui se répondent, comme une seule et unique ruine, aux mille aspects. Autour de cette source de lumière qui irradie, des panoramiques verticaux et des petits formats posés près du sol dessinent des cadrages plus resserrés et isolent des détails. Effet fabuleux, presque théâtral, qui donne à ces ruines une résonance puissante, une énergie vigoureuse, une beauté fracassante ; de ce désordre tumultueux, de cette débâcle de pierres, naît, ô paradoxe, une vitalité nouvelle.
On est évidemment très loin de la vision d’un Diderot, qui, dans son compte rendu du Salon de 1767, écrivait : Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend… nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temps, et nous anticipons les ravages du temps… à l’instant, la solitude et le silence règnent autour de nous… et voilà la première ligne de la poétique des ruines.
Là où Diderot voit de la poésie, une forme d’art, « les romantiques évoqueront une dimension spirituelle, mystique, celle de forces sombres et violentes où l’idée de mort domine » * : la ruine devient éternelle, figée, désolée, funèbre. Pour Koudelka en revanche, elle est mémoire et force créatrice. Dédaigneux de la présence humaine pour indiquer une échelle, peu enclin aux panoramas qui respiraient, largement ouverts sur un horizon, – à l’exception du Cap Sounion –, le photographe privilégie un jeu de déconstruction, bouche ses ciels, chavire ses cadrages, rudoie les matières, isole d’énigmatiques fragments. Les sujets décentrés, les lignes de fuite désorientées, les ombres torturées composent des images énigmatiques dont on ignore s’il s’agit d’un détail en gros plan ou d’une photo vue du ciel.
Le marbre et la pierre semblent se rebeller, se contorsionner devant l’objectif de Koudelka, pour exister encore et toujours. Pas de sérénité, de calme, de silence, mais des clairs-obscurs inquiétants, des dallages de roche volcanique creusés, des chaos de piliers effondrés, des pierres explosées, des troncs d’arbres ravinés. Sur ces vastes champs de bataille que l’on croirait sortis d’un combat de titans, les colonnes écroulées, atterrées, ressemblent à des engrenages tombés d’un mécanisme pulvérisé. La ruine devient à la fois un vestige, une trace, une souvenance, un passé compact et minéral, et un avenir inéluctable, une déliquescence qui continuera de ronger les pierres jusqu’à leur disparition totale.
Koudelka saisit les assauts d’une nature toute puissante qui vient percer les pierres, étouffer les colonnes, dominer les tronçons de marbre. « Les ruines, déclare-t-il, ce n’est pas le passé, c’est l’avenir. Tout, autour de nous, un jour, sera en ruines ». Pour la commissaire de l’exposition, Héloïse Conésa, « Chez Koudelka, l’art, et plus précisément la beauté, réaffirme sa présence au cœur de ce qui fait et défait le monde ». Ses ruines ne sont tout compte fait qu’une ode à la vie.
* Pour une toute autre appréhension des ruines, plus émotionnelle et affective, voir « L’esprit des ruines« , du photographe Ferrante Ferranti, aux éditions du Chêne