Le sermon sur la chute de Rome
Roman de Jérôme Ferrari, Prix Goncourt 2012
Éditions Actes Sud
Fallait bien qu’un livre de cette rentrée littéraire, cru 2012, me tombât des mains… j’ai laissé choir l’opus à trois reprises avant d’en venir laborieusement à bout, flottant dans une léthargie narcotique, assommée par la vacuité du propos et la fadaise de l’histoire. Vous me direz que la presse a barytonné des louanges extasiées et que, place Gaillon, les jurés l’ont convié au Drouant la semaine dernière, pour leur fameux déjeuner de couronnement annuel.
Les livres promis aux hautes récompenses d’automne arrivent durant l’été chez les journaleux qui s’ennuient au Cap-Ferret ou dans le Lubéron. La livraison arrivée, on trie selon les quatrièmes de couverture lues en diagonale. Et cette année, miracle, un livre a semblé plus ingénieux que les autres, certainement bien profond et joliment spirituel, car écrit sous l’autorité de Saint Augustin et de Leibniz : ça donne envie, hein ? Alors, évidemment, pour ne pas passer pour un cornichon illettré, on s’y accroche comme la bernique sur le brisant et on bêle au prodige, allant jusqu’à comparer son auteur à Bernanos…
Jérôme Ferrari nous narre une saga familiale sur trois générations (en seulement 200 pages… on ne risque pas de s’attacher aux différents personnages), traversée d’une même fatalité, celle de l’échec, de la désillusion, de la chute inexorable car « ce que l’homme fait, l’homme le détruit » et « Dieu n’a fait pour lui qu’un monde périssable ». Pourtant, le roman s’ouvre sur le seul personnage prenant, le patriarche Marcel, né après la Grande Guerre, gangrené de maladies, passé maître dans l’art des fiascos, putréfié sous le soleil des colonies qui se décomposent en même temps que lui, acrimonieux et morbide depuis que la faucheuse lui a ravi le seul amour de sa vie, cet homme symbolise la « Chute » à lui tout seul, d’autant plus belle quand on peut y entraîner les siens. C’est lui qui financera le projet de bistrotier de son petit fils Matthieu, qui abandonne ses études de philosophie pour servir des pastis à de piteux chasseurs, dans le bar du village, berceau de la tribu : il met en marche la nouvelle calamité familiale, se gondolant d’avance de la culbute du jeune homme, qui aura effectivement bien lieu. Chaque époque de l’intrigue se distingue par un niveau de langue différent et il faudrait être bien scélérat pour ne pas souligner la beauté des longues phrases sinueuses quand Ferrari écrit sur le vieil homme : elles se déploient, s’étirent, se tendent, sans que la lecture n’en devienne pénible, jamais ballonnées ou mijaurées, toujours fluides, seyantes, souvent acides ou ironiques au point final.
On se dit alors que Jérôme Ferrari serait l’auteur d’une grand livre s’il était resté sur les basques du très périmé mais fascinant Marcel. Mais il préfère affaiblir sa langue en changeant d’époque, s’appesantir sur les propriétaires successifs ineptes du bar et sur la débâcle annoncée « par une nuit de pillage et de sang ». La lecture devient inconfortable et pénible car on distingue un peu trop les coutures lâches, le rapiéçage, les astuces et la construction bancale : les personnages contemporains sont caricaturaux (le candide, le blasé, le sauvage, le cruel, la Sainte…), sans vraiment d’épaisseur, souvent bâclés et d’un seul tenant, comme la sœur de Matthieu, qui ne traverse le livre que pour incarner lourdement la notion phare de Saint Augustin, de libero arbitrio. Plaquer gauchement des notions philosophiques, un vocabulaire mystico doloriste, osciller pesamment entre la bêtise et l’intelligence, le bien et le mal, débiter des sentences pompeuses à défaut d’être fines, lasse rapidement. Il ne suffit pas de transposer ses cours de philosophie dans un débit de boissons contemporain pour faire un grand livre. Visiblement, rappeler le fatalisme catégorique de Saint Augustin dans une parabole pourtant médiocre, à l’heure où notre société semble, elle aussi, mal en point, plaît. Heureusement, « Dieu a-t-Il jamais promis que le monde serait éternel… ».