Roman
Le treizième Conte, Diane Setterfield
Traduction Claude et Jean Demanuelli
Éditions Plon, 2007
Étrange impression de ne pouvoir dater l’époque où se déroule un roman. Le flou est évidemment parfaitement organisé par Diane Setterfield qui joue de l’estompage temporel pour mieux engloutir le lecteur dans un univers saturé de références aux grands romans anglais du xixe. Et même un peu plus tardifs, puisque, comme Daphné du Maurier, l’auteur donne dans les incendies purificateurs et les héroïnes falotes. Usant du même procédé qui vise à faire raconter une histoire étrange par une narratrice qui s’efface devant des événements insolites, Diane Setterfield joue de ce contraste pour brosser des personnages que n’auraient pas renié les sœurs Brontë, Wilkie Collins ou Henry James.
La narratrice, jeune libraire inconsistante, délavée par les vieux livres qui peuplent ses jours et ses nuits, est un jour convoquée par la gloire littéraire nationale qui règne sur les tirages depuis plus de cinquante ans. La Diva des Lettres va s’éteindre, après avoir tenu à distance de ses origines les journalistes et les critiques, ces inconditionnels de la réalité sans imagination. Mais l’affabulation ne résiste plus devant la Vérité, qui revendique ses droits au seuil de la mort. Il est temps de révéler une vie incroyable, qu’on dirait tirée d’un roman tout droit venu du presbytère d’Haworth. Tout y est ; la grande demeure perdue dans la lande, la décrépitude sociale et morale d’une famille de propriétaires terriens, les relations troubles entre frère et sœur, les enfants illégitimes qui brouillent l’arbre généalogique, la gouvernante qui ne comprend rien, les domestiques qui gardent jalousement les secrets de famille, des jumelles malfaisantes, un fantôme, un incendie, le brouillard, le silence puis l’oubli.
Au-delà même des influences très assumées, c’est à la littérature que rend hommage la romancière, celle qui sauve, celle qui permet de supporter l’intolérable, les dissimulations, les souffrances, le passé trop lourd que l’on cache derrière des rangées bien hermétiques de livres et des histoires extraordinaires.
Diane Setterfield n’a cependant pas la maîtrise des grands conteurs du xixe ; le déclin de la famille et la dégénérescence mentale, les touches de surnaturel, l’atmosphère inquiétante de la vieille demeure se suffisaient à elles-mêmes. Le happy-end final de la jeune libraire, le caractère factice de certains personnages, les bons sentiments qui viennent contrebalancer les atrocités commises par les derniers rejetons d’une famille minée par la folie sont de trop. Un bon premier roman, mais qui n’ose pas assumer la cruauté et l’implacabilité de ses modèles.
Roman
Le Portrait du Mal, Graham Masterton
Traduction François Truchaud
Éditions Bragelonne, 1985
Oscar Wilde peut aller se rhabiller avec son Dorian Gray ! S’il avait été moins frileux, il en aurait eu de belles à nous raconter sur la famille Gray au sens large, résidante à Darien (Connecticut), modèle original et gratiné de son esthète londonien décadent. Son amitié avec le peintre Walter Waldegrave, démonologue et donc familier de la magie noire à ses heures, lui avait fait connaître un bien singulier tableau, réalisé à des fins peu avouables.
En 1891, douze membres d’une même famille, riches, vaniteux et prêts à tout pour se maintenir au sommet de leur apogée sociale avaient accepté un pacte diabolique : la promesse d’une vie de dépravation et de perversion en échange de l’immortalité, jeunesse et fortune éternelles incluses (l’écrivain irlandais, craignant un procès en diffamation, aurait remanié cette histoire fantastique pour en tirer le roman que nous connaissons).
Le tableau, dépositaire de l’âme des Gray, devait simplement vieillir à la place des débauchés pour l’éternité, décennie après décennie. Seulement, ivre de sa puissance et ne reculant devant aucune infamie, la famille de damnés finit par éveiller les soupçons, se fait voler le tableau et est contrainte à l’exil.
Autre problème de taille, Walter Waldegrave se révèle au fil du temps un bien piètre barbouilleur lorsque, dans les années 1980, la peinture s’altère et s’écaille, donnant bien des suées à son restaurateur. « Ce tableau, on dirait un marécage : plus je travaille dessus, plus il tombe en morceaux. J’ai l’impression de disséquer un cadavre en décomposition. Les visages sur ce tableau, lorsque je les touche, je n’ai même pas la sensation de peinture. On dirait de la chair en putréfaction. » À tel point que les douze Gray commencent eux aussi à partir physiquement en lambeaux et qu’ils ne vont reculer devant rien pour se maintenir en vie, le temps de remettre la main sur le tableau.
Graham Masterton s’est visiblement beaucoup amusé à réécrire une version moderne et sanglante du livre de Wilde, où aucun détail « gore » ne nous est épargné. Les Gray sèment derrière eux une multitude de cadavres écorchés (il faut bien trouver des épidermes de rechange !) et se vautrent dans l’horreur sans culpabilité aucune ; la survie n’a pas de prix.
Le point fort du livre est la vision réaliste, charnelle, de la mort, sous l’angle de la seule décomposition organique (cette famille de morts-vivants ne se pose aucune question métaphysique ou religieuse sur son destin et n’éprouve aucun remords envers ses actes criminels – elle tient à son statut, s’accroche à son indéfectible splendeur et c’est tout).
L’intrigue est aussi l’occasion d’une formidable course-poursuite au sein même des peintures de la collection privée des Gray, de la peinture flamande à Hopper, (confier son âme à un tableau permet de s’y réfugier et de voyager de toile en toile), intermède venant tout d’un coup alléger l’ambiance pesante et la montée sans relâche de l’épouvante, jusqu’au dénouement final que je n’avais pas vu venir.
Voilà un roman d’horreur efficace, audacieux et addictif, qu’on ne lâche pas !