Récréations de printemps

 

Entrez dans la danse, de Jean Teulé, chez Pocket

« C’est l’histoire d’un peuple qui a perdu l’espoir ». Non, rien à voir avec notre actualité sociale, nous sommes ici en l’an 1518, et le peuple de Strasbourg n’en peut plus des calamités qui lui sont tombées dessus : la peste, la lèpre et le choléra s’attardent derrière les remparts, un funeste enchaînement de grands froids, d’inondations et de sécheresse a détruit les récoltes pour la quatrième année consécutive, les cours d’eau ne charrient plus que de la boue, les fortifications de la ville menacent de s’effondrer. Ne manquerait plus qu’une attaque des Turcs, et les dix plaies d’Égypte, à côté, passeraient pour une désopilante facétie. Le petit peuple de Strasbourg en est réduit à la coprophagie, l’infanticide, voire au cannibalisme sur sa propre progéniture. Et curieusement, … il danse ! Jour et nuit, pendant tout un été, deux mille loqueteux de Strasbourg pris de folie, se lancent dans des rondes, des farandoles, des sarabandes infernales, jusqu’à ce que mort s’en suive. Les astrologues, les médecins, le clergé, le maire, y vont chacun de leurs abracadabrantesques explications, jusqu’à ce que l’évêque siffle la fin du bal… dans un brasier géant.

Comme à son habitude, Jean Teulé fouille dans les oubliettes de l’Histoire, et extirpe un obscur évènement, presque trop démentiel pour être vrai. Et pourtant. Évidemment, le rigaudon macabre strasbourgeois est pain béni pour le romancier, qui donne à sa plume le même rythme convulsif que les cavalcades des crève-la-faim. Il réussit le tour de force de décrire les transes des danseurs tout au long de 150 pages sans jamais radoter : il brosse des tableaux à la Bruegel, étonnants, truculents, burlesques, féroces, comme la période : la satire est déconcertante, perlée d’anachronismes et d’humour noir. Si la juste charge contre le clergé manque parfois un peu de finesse, on ne peut s’empêcher de penser que la contagieuse contestation populaire du XVIème siècle (la première rave-party au monde) raisonne étrangement moderne : comme le souligne un chirurgien plus éclairé que ses condisciples, « c’est l’extrême détresse qui en est responsable, en prenant la forme saugrenue d’une épidémie de danse, dernier moyen de fuir l’intolérable réalité d’une ville gorgée de souffrance, notamment pour la population devenue miséreuse. » On danse aussi, en 2019, sur les ronds-points…

 

Fleur de tonnerre, de Jean Teulé, chez Pocket

Si Jean Teulé vient se balader dans le Morbihan, en cette première moitié du XIXe, c’est qu’il nous a déterré une histoire renversante, à peine croyable, mais pourtant parfaitement avérée. Celle-ci est de taille, car elle concerne Hélène Jégado, empoisonneuse versée dans l’arsenic, qui envoya ad patres, entre 60 et 90 de ses concitoyens. La dame est aujourd’hui injustement méconnue, son procès s’étant déroulé quelques jours après le coup d’État de Napoléon III, à l’heure donc où les journaux n’accordaient que peu de place à cette tueuse en série provinciale, guillotinée à Rennes en 1852.

Hélène Jégado mérite cependant que Jean Teulé, curieux des méandres de l’âme humaine, se penche sur son cas. Issue de le Bretagne profonde, la petite fille a été gavée de légendes locales, que l’on radote à la veillée, dans les modestes chaumières, au sol de terre battue. Or, ces légendes sont à mille lieux des contes de fées rassurants : les petits comme les grands, tôt familiers des sirènes tordues, des fées lunatiques, des poulpiquets sournois et des menhirs qui prennent vie tous les cent ans, s’angoissent plus que tout de croiser la route de l’Ankou, l’ouvrier de la mort qui parcourt la lande sur une charrette, munie de sa faux. Cette figure terrifiante va profondément marquer la jolie blondinette : pour supporter sa propre épouvante et celle de tous les villageois, la belle Hélène se persuade très jeune d’être l’incarnation de l’Ankou ; fruit avarié de sa Bretagne misérable, dévorée par des traditions morbides traumatisantes et des figures cauchemardesques, elle devient alors une donneuse de mort, libérée de toutes ses frayeurs. Commencent quarante années d’errance en Basse-Bretagne, de demeures bourgeoises en presbytères, de bordels en hôtels, où Hélène Jégado œuvre en tant que cuisinière : les saupoudrages de soupes et de gâteaux vont bon train, ça tombe comme à Gravelotte, les cimetières se remplissent sur son chemin, sans que les autorités locales ne se posent trop de questions : l’épidémie de choléra qui sévit dans la région arrange les médecins de campagne, un peu limités.

On aimerait tant la détester, cette criminelle en jupon qui trucide méthodiquement les vieux comme les enfants, les gens qu’elle méprise mais aussi ceux à qui elle voue de l’affection (elle s’est d’ailleurs fait la main sur sa propre famille, dès l’âge de sept ans…). Et elle gardera toujours sa part d’humanité, Hélène Jégado, même si elle souffre certainement de schizophrénie. Mais elle pense à son devoir, sa mission, seule contre tous, le cerveau perturbé par une voix qui la rappelle sans cesse à l’ordre. Cet esprit simple se demandait d’ailleurs : «La France ? Mais je ne sais même pas où ça se trouve. Est-ce en Bretagne ? ». Si chaque pays a sa folie, la Bretagne les a toutes, écrivait Jacques Cambry, né à Lorient en 1749, cité par Teulé en ouverture du roman. Un esprit très éclairé…

 

Longues peines, de Jean Teulé, chez Pocket

Ni les détenus ni les surveillants ne choisissent d’aller en prison… il faut qu’un juge, ou un mauvais coup du destin, les pousse dans le dos pour qu’ils franchissent les grilles d’une maison d’arrêt. Ces deux populations, que toute semble opposer, y sont d’ailleurs logées à la même enseigne : enfermement, mépris, violence, désespérance, suicide, le régime carcéral ne fait aucune différence entre les gardés et leurs gardiens.

Jean Teulé a choisi une étonnante approche douce-amère pour nous conter la chronique d’un été meurtrier, derrière les barreaux. Les voix des taulards répondent à celles des matons et de la hiérarchie, dans une variation d’abord presque bienveillante et très attentive aux trajectoires des personnages. L’auteur privilégie les fragments d’histoire, les liens tissés, les rêves et les espoirs, ce qu’il reste de vérité quand on tente de survivre dans un cul de basse fosse, où la liberté est aux abonnés absents et la folie, une séquelle pour tous. Dans ce huis clos étouffant, Jean Teulé garde une plume alerte, drolatique parfois, pour tenter de donner un peu de fantaisie à ces destins plombés.

On voudrait y croire à cette légèreté au cœur de l’enfer, mais l’horreur finit par l’emporter dans les douze dernières pages, implacables de noirceur. Habituellement, Jean Teulé trouve toujours une pirouette pour sauver les brindezingues qui hantent ses livres. Il capitule cependant devant une condition humaine trop monstrueuse, qui interdit le rachat des crimes, car la cruauté et la perversité de certains sont parfois irréversibles et inexcusables : vous qui lirez ceci, abandonnez tout espoir…

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