Proust contre Cocteau
Essai de Claude Arnaud
Éditions Grasset, 2013
Pour C., par-delà les années…
Il y a dix ans, Claude Arnaud lançait un gros pavé de 750 pages dans le champ stérile des mandarins racornis, des têtes d’œuf inflexibles, qui persistaient à maintenir Cocteau hors du cercle très fermé des grands écrivains du XXe siècle : trop fantasque, trop ondoyant, trop inconstant, voire même inconsistant. Pour la groupie que je suis depuis mes années lycée (toute ma génération sait ce qu’elle doit à Claude-Jean Philippe et à son Ciné-club, post-Apostrophe, – le virus Cocteau s’attrapant ado, bien souvent par son cinéma), observer Claude Arnaud extirper le poète d’injustes limbes où le maintenait une certaine critique bâtée, tenait de la béatitude. Aujourd’hui, c’est avec la même allégresse que l’on referme l’étude consacrée aux relations bancales que Cocteau et Proust tressèrent et dénouèrent durant douze années ; au monolithe livresque sacré d’un écrivain devenu idole intouchable, Claude Arnaud oppose la générosité, l’humanité d’un funambule en perpétuelle métamorphose. Et au-delà du croquis croisé, de cette promenade dans les salons mondains du faubourg Saint-Germain, et de la galerie de portraits qui nourrirent l’inspiration des deux auteurs, c’est avant tout une certaine idée de la création que défend Claude Arnaud : au nom de quelle morale sacrificielle vivre et écrire seraient-ils incompatibles ?
Au tournant 1909/1910, Lucien Daudet joue les intermédiaires et présente le chantre précoce de la poésie à un Marcel Proust déjà cloîtré, besognant une œuvre gigantesque à laquelle personne ne croit vraiment : à quarante ans, le romancier est encore en gestation tandis que D’Annunzio et Edith Warton tiennent le cadet pour un prodige, Jacques-Émile Blanche pour un génie, et que Proust personnellement le fête comme l’écrivain accompli que lui-même n’imagine pas devenir un jour. Même goût de la dérision, même connaissance intime de la vacuité des salons, même humour caustique, même hypersensibilité et si Cocteau l’embarrasse parfois, c’est qu’il se revoit avec vingt de moins, courant vers les mêmes impasses. Comme le notera Walter Benjamin, « Cocteau est l’écho allégé du tout premier Marcel avec son aspiration insensée au bonheur, que la vie a remplacée par une tristesse intérieure sans espoir ». C’est en 1913 que les destinées vont s’inverser, avec la sortie chez Grasset Du côté de chez Swann, que Cocteau n’aura eu de cesse de faire publier, si rares sont-ils alors à crier au génie ; celui dont on parle désormais, c’est Proust. Oublié le souffreteux scribouillard à l’émotivité asphyxiante, qui quémande de l’affection comme d’autres de l’oxygène, l’insecte atroce a effectué sa mue ; « autrui tend à devenir irréel aux yeux de Proust, il n’a plus rien à donner qu’à son œuvre. Á ses proches, il ne demande plus que de l’alimenter en souvenirs sur les contemporains qu’il a décidé de plonger dans le Temps, cet acide destiné à les dissoudre pour mieux les ressusciter ; toute intervention affective ne lui est plus qu’une source intolérable d’agression ou d’ennui ». Les compagnons des années de doute sont ignorés, bafoués, destinés à incarner le seul passé, pour que lui-même puisse être reconnu comme le contemporain capital. « C’est en brûlant ce qu’il avait adoré qu’il s’assure une postérité royale ».
Proust est devenu un spectre dont tout le sang a tourné à l’encre. Cocteau, et Claude Arnaud, réfutent cette volonté de s’ensevelir vivant, cette démesure d’une œuvre ramassée qui phagocyte son propre créateur, la malignité d’un texte corrosif à l’aune duquel toute tentative d’écriture s’avère chimérique. Et de pointer du doigt les fissures du temple sacré, les malfaçons, les tours de passe-passe et les propres contradictions de son architecte. « Walhalla vide », « mensonge vivant », « collage de pastiches de Saint Simon, et de la Sévigné », etc., les gros calibres sont de sortie pour un carnage qui tourne au règlement de comptes. Cocteau connaît parfaitement, pour avoir vu l’œuvre s’écrire sous ses yeux, les ressorts de la machine proustienne, l’hypocrisie d’un homme qui travestit sur le papier les hommes en filles pour dissimuler ses appétits, qui prête à tous ses personnages ses propres « vices » pour mieux les nier, et qui ne prend même pas la peine de construire un monde, transposant à peine un vécu régurgité. « Des mensonges vivants, voilà à quoi se résume les héros proustiens aux yeux de Cocteau. Les jeunes filles en fleurs s’avèrent toutes des grues, les bourgeoises de sordides entremetteuses et les coureurs de femmes des habitués des clacs masculins ».
Si Claude Arnaud tempère parfois les réserves de Cocteau, que Gide partageait pour beaucoup, ils s’entendent sur l’équivoque savamment orchestrée par Proust autour du Narrateur. On connaît sa position sur le distinguo à effectuer entre l’homme qui vit et celui qui écrit (cf. Contre Sainte-Beuve) ; un livre serait le produit d’un autre moi que celui manifesté dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Mais nombre de « modèles » se sont reconnus dans les personnages qu’ils ont inspirés. Ce Narrateur qui dit sans cesse je et qui à deux reprises se voit prénommer Marcel, émet des points de vue sur l’art et la vie que Cocteau a entendu mille fois son « ami » tenir….nulle portée universelle dans la Recherche, juste un fantastique témoignage personnel, trop souvent mal ficelé. L’homme, l’écrivain et le narrateur ne font qu’un et c’est bien pourquoi Claude Arnaud se sent bien plus à l’aise dans l’œuvre sincère et généreuse de Cocteau que dans la cathédrale proustienne fallacieuse et hypertrophiée.
On retrouve dans cet essai les mêmes qualités littéraires qui rayonnaient dans la biographie : finesse de l’argumentation, intelligence du raisonnement, connaissance profonde de l’époque et des protagonistes, écriture fluide non dénuée d’humour, métaphores mordantes et flingage assumé quand il le faut. Claude Arnaud ne suit aucune chapelle, aucune mode, il pense par lui-même et assume ses choix. Que ce décrassage fait du bien ! Je lui laisse donc le mot de la fin : « devenir Proust me semblerait une forme d’abdication mortelle, pour un écrivain : il tue qui le lit, en se substituant à lui. Toxique, ce dernier le fut pour lui-même, autant que pour ses proches. Il poussa si loin le sacrifice de soi que d’assassin, il réussit à se faire reconnaître comme saint. Il mit la barre si haut qu’un écrivain, depuis, se doit presque de mourir pour un livre. Il ne vivait plus que pour se ressouvenir ; il faut savoir l’oublier pour vivre. »