Petits crimes de la vie ordinaire (Εγκλήματα στην Πόλη – 2016)
Textes de Sevasti Christìdou
Traduction : Hélène Zervas et Michel Volkovitch
Éditions Le Miel des anges, 2021
Istanbul, les années 1940’ : un temps où vibrait toujours la flamboyance de Constantinople. Où les Turcs musulmans, les Juifs, les Arméniens, les Grecs et les autres cohabitaient sans se taper dessus. Où flottait encore sur la ville cosmopolite un esprit d’orientalisme mâtiné de modernisme occidental. Atatürk était passé par là, insufflant à son pays réformes et innovations. La transformation du pays allait bon train, vidant les campagnes, gonflant la Ville (H Πόλη) de pauvres bougres venus chercher travail et meilleure fortune.
La rubrique des faits divers d’Apoyevmatini, journal stambouliote de langue grecque, témoigne en quelques brèves journalières des crimes et délits de la cité, récits à peine esquissés des rixes, des violences conjugales, des agressions, des meurtres parfois, voire des démembrements qui tiennent les lecteurs en haleine ! La population locale avait visiblement un tempérament explosif et le sang bouillonnant : « l’élément choquant n’était pas l’assassinat en soi, dont on avait l’habitude. Presque tous les jours un homme ivre, ou furieux, ou trompé, ou trahi, ou lésé, ou offensé, ou par colère ou par amour, par jalousie ou par dépit ou par désespoir, tuait ou blessait grièvement son ennemi supposé… à cette époque il était plus facile de maîtriser un cheval sauvage que les colères et les instincts. » À partir de ces petits encadrés désincarnés, Sevasti Christìdou construit des histoires, donne une vie, un passé, des attentes et des amours aux protagonistes de ces faits divers, qui deviennent alors personnages de fiction.
On se chamaille dans toutes les classes de la société, dans les taudis et les appartements bourgeois, les boutiques de barbier et les bordels, on se lance au visage de lourds moulins à café en cuivre, des marmites de soupe, on se saigne à coup de haches, de rasoirs, de tranchets de boucher, et on s’étripe à mains nues parfois, faute d’objets incisifs. Les femmes ne sont pas en reste quand il s’agit de rosser la gent masculine ; jeunes filles, cuisinières, couturières en devenir, femmes au foyer ne s’en laissent pas compter et savent défendre leur honneur et leurs principes. Istanbul, véritable poudrière, ville en pleine mutation, communique à ses habitants son énergie fougueuse et les plonge dans un creuset d’émotions, de tensions exacerbées qui basculent dans la violence à la moindre étincelle. L’équilibre entre les protagonistes semble tellement précaire, les situations tellement électriques, qu’il faut souvent attendre les dernières lignes du texte pour connaître celui ou celle qui sortira indemne de ces échauffourées musclées.
Sevasti Christìdou domine à la fois le tableau social de la ville où elle est née, dont elle connaît viscéralement l’atmosphère, la sève, le rythme, mais aussi les vicissitudes historiques, et sa géographie compliquée. On la suit dans les méandres des ruelles, les différents quartiers, les basiliques devenues mosquées, sur les rives du Bosphore, dans le bar luxueux de l’hôtel Grand Orient et le terminus de l’Orient-Express, mais aussi dans les bicoques construites en une nuit. Ce n’est plus une ville, mais un monde tout entier, à la fois moderne mais toujours baigné des splendeurs de Byzance et héritière de la puissance de l’Empire ottoman.
Sur ce socle qui pourrait être inhibant s’il n’était aussi bien assimilé, l’autrice semble nous raconter des petites histoires anecdotiques, des tranches de vie ordinaires ; or ces textes nous emmènent rarement là où l’on s’y attend. Elle sait distiller, sans en avoir l’air, sans jamais appuyer, des informations essentielles sur les relations hommes/femmes, l’acceptation ou le rejet de certaines minorités, le poids des traditions qu’emmènent avec eux les paysans d’Anatolie déracinés.
Sous couvert d’un drame conjugal né d’un problème d’argent gaspillé par une jeune épouse, Sevasti Christìdou esquisse en creux les frustrations sexuelles d’une femme insatisfaite par un mari expéditif. Dans les premières aventures amoureuses un peu comiques d’une adolescente, se cache le drame de sa mère, morte des suites d’un avortement, laissée sans soin par le mari et la belle famille. Le conflit qui oppose un barbier et son apprenti au sujet du prix de l’ouzo nous parle en fait des ravages de l’alcoolisme dans les foyers stambouliotes. Les disputes au sein des couples, parfois hautes en couleur, sont toutes générées par l’opposition des hommes à l’émancipation de leur femme, à leur désir de travailler au dehors de leur foyer, à leur soif d’instruction et de liberté.
C’est un vent frais que fait souffler Sevasti Christìdou sur la Ville – celui du champ des possibles dans l’émergence d’une Turquie tournée vers l’avenir « fermant délibérément les yeux sur ces habitants enchaînés au passé, à la religion, aux préjugés et à l’ignorance ».