Le Sud de Skyros, pierreux, désert et silencieux, se découvre sur l’unique route qui longe le Βούνο, cette montagne qui occupe les trois quarts du paysage. Impossible d’en faire le tour, la route ne la contourne pas, il faut faire demi-tour et repasser par le même chemin au retour (la présence des militaires dans ce coin limite le développement des voies de communication – il faut dire aussi que les seuls habitants de ces lieux ont quatre pattes et s’occupent fort peu de nos problématiques touristiques). Nous ne croiserons aucun bipède durant cette journée, la seule présence humaine se manifestant par des cranes et cornes de chèvres accrochés aux grillages qui délimitent certaines parcelles. Irais-je jusqu’à dire que l’atmosphère a pu être un peu inquiétante parfois ? Presque, mais ma moitié dirait que j’ai l’imagination galopante…
Avant de partir vers le Sud donc, un petit arrêt au port de Linaria est tout indiqué pour faire provision d’eau et de fruits, puisqu’après, c’est régime sec. C’est là qu’arrivent les ferrys en provenance d’Eubée. Le port est petit, sans intérêt particulier, mais une pause ici peut être nécessaire pour se rappeler que la sauvage Skyros abrite aussi des humains. Et puis, il est toujours agréable de siroter une Fix bien fraîche en humant l’air du temps, en observant les allées et venues des barquettes de pêcheurs, en regardant vivre les locaux (c’est aussi la première fois que je verrai un pope grassouillet et très laid malmener un pauvre mouton qui refusait de le suivre, sentant venir le couperet de la casserole. L’homme d’église adipeux tirait comme un sauvage sur la corde tandis que le petit animal bêlait à vous fendre l’âme – scène de rue qui n’a pas arrangé mon aversion envers les soutanes…).
En descendant après Linaria, on longe la longue plage de galets de Kalamitsa, réputée pour la clarté de ses eaux. Alors certes, la mer y est limpide et d’une irréprochable propreté, mais le lieu est pour moi tristounet. Seules quelques maisons donnent directement sur le sable ; il n’y a aucune construction hideuse, mais même avec un ciel bleu acier et un soleil pétillant, je ne me sens pas du tout à l’aise sur cette plage. Une seule taverne, évidement fermée début juin, ajoute au sentiment d’abandon que l’on y ressent. Le site ne renvoie pas une image de beauté préservée, mais d’un site délaissé. Et puis, nous verrons au Nord des plages tellement plaisantes, qu’on peut faire un peu les difficiles.
De toutes façons, le Sud nous tend les bras, terre désolée mais magnifique. On suit la route bordée de lauriers roses, qui pousse aussi librement, sur les bas-côtés, au gré des lignes de ruissellement des pluies. Brusquement, le paysage change, le « vert » se raréfie, mêlé de pierres et de terre rouge. On pourrait l’appeler « le bush » de Skyros, une sorte d’arrière-pays semi-aride où d’étranges petits arbustes (des épineux certes, mais aucune idée de l’essence précise) s’étalent comme des bonsaïs, des coussins verts, denses et biscornus, telle une végétation primaire à l’ombre de quelques grands arbres. L’endroit est curieux, totalement silencieux, à la fois magnifique mais un peu dérangeant ; nous n’aurions pas été étonnés de voir une ou deux créatures bizarres se balader dans cet environnement singulier et jamais rencontré à ce jour en Grèce.
Ce qu’il reste de broussailles et d’arbrisseaux finit par disparaître au profit d’un sol rocailleux et de collines pelées. Nous tomberons souvent sur des ensembles de pierres levées, sans imaginer un seul instant (notre hôte nous fournissant a posteriori l’explication) qu’il s’agit de « l’œuvre » d’un illuminé de l’île, revenu du Canada, qui passe son temps à organiser des mises en scène de roches dressées. Et moi qui avais déjà imaginé une version grecque de mes menhirs, j’en fus bien déconfite…! Cette portion de route est magnifique, la mer à main droite, la montagne à gauche, tel un désert lunaire sur lequel soufflent de bonnes rafales. Conduire sur cette route du Sud impose de ne pas dépasser le 20 km/h, pour la bonne raison que les chèvres et les moutons font fi de votre présence et qu’ils traversent tranquillement, en vous jetant un regard en coin vaguement dédaigneux. Certaines donnent même l’impression de vous regarder d’une manière ahurie, semblant se demander ce que vous faites sur leur domaine réservé.
Tout au Sud, on domine la baie Τρεις Μπούκες, qui abrite deux îlots. La vue est superbe, paisible, la mer immobile et lisse. L’absence de constructions, de bruits, d’empreinte humaine rend l’endroit hors du temps, comme si Skyros avait perduré dans sa nature originelle.
Si vous continuez la route quand elle tourne vers la gauche, vous arrivez sur une sorte de plateau où se rassemblent les troupeaux de moutons (moins agiles que les chèvres pour crapahuter sur les caillasses), et surtout les petits chevaux sauvages de l’île. Nous ne trouverons que des « traces » de leur passage – il faut venir très tôt le matin pour espérer les apercevoir. La vaste étendue verte, éloignée de tout, qui résonne des seuls bêlements des bêtes, semble imprégnée de rites dont nous ne sommes pas dépositaires ; nous y verrons des marques de feux de camp, allumés certainement par les bergers, des restes d’animaux passés sous les dents des prédateurs, des rapaces tournoyer au-dessus des jeunes de l’année, et nous avons senti tout à coup que nous n’étions pas à notre place dans cet espace isolé de tout. Cette vague angoisse s’est dissipée rapidement, dès que nous sommes retournés dans la baie paisible et limpide. Skyros est décidemment une île une peu différente des autres.