Stella, 1955
Film de Michael Cacoyannis
Musique : Manos Hadjidakis
d’après la pièce « Stella aux gants rouges » de Iákovos Kambanéllis
« Je veux chanter, danser et faire flamber tous les hommes ». Une telle profession de foi ressemble à une déflagration, quand elle résonne au Paradiso, rade d’un quartier modeste d’Athènes. On vient au Paradiso pour ses joueurs de bouzouki, pour boire, danser, et reprendre en chœur des airs populaires. Comme indiqué à l’entrée du modeste cabaret, ici on chante la vie, l’amour, la mort, l’âme du peuple grec. Mais on y vient surtout pour Stella, charismatique et ombrageuse chanteuse, qui clame haut et fort sa liberté d’aimer qui bon lui semble. La belle n’a rien d’une fille légère ou calculatrice ; fidèle à l’élu du moment tant que durent les sentiments, elle refuse d’abdiquer son mode de vie bohème et de se faire passer la bague au doigt. Alekos, délicat fils de bonne famille plein aux as, se fait éconduire sans appel par Stella lorsqu’il insiste à vouloir lui faire changer de vie. Miné par la dépression, il finira sous les roues d’une voiture, dans un accident qui n’en est sans doute pas un. Apparaît alors dans la vie de Stella, son parfait opposé, Miltos, un très plébéien joueur de foot, viril et mal dégrossi. Se sentant responsable de la mort d’Alekos, elle cède à Miltos, qui la presse à son tour de l’épouser. Le jour du mariage, réalisant qu’elle va perdre irrémédiablement son indépendance et son métier pour être mise en cage, elle plante le futur mari devant l’autel, en allant s’encanailler avec un jeune étudiant. Le lendemain, Miltos retrouve Stella au petit matin devant chez elle et la poignarde à mort.
Á première vue, le film a tout d’un mélodrame, avec une exacerbation des sentiments, une issue tragique inévitable, et une bande-son qui souligne les conflits poignants qui traversent les personnages ; Stella chante d’ailleurs du rebetiko, ce fameux « blues grec » venu d’Asie mineure. D’abord l’apanage des marginaux, des fumeurs de haschisch, des mauvais garçons du Pirée, le rebetiko raconte aussi les amours malheureuses, les ruptures et la mort, comme si Stella annonçait elle-même le drame à venir : « Amour, tu es devenu une lame à double tranchant (sic), autrefois tu ne me donnais que de la joie, mais désormais tu noies la joie dans les larmes ».
Cependant, le film a été reçu lors de sa sortie, et surtout en France, comme une tragédie, avec une Stella carrément comparée à Antigone, Phèdre ou Andromaque. Si Cacoyannis va en effet réaliser par la suite trois films clairement adaptés de tragédies (« Électre » en 1962, « Les Troyennes » en 1971 et « Iphigénie » en 1977), Stella ne coche pas toutes les cases. Certes, on peut dégager quelques similitudes. L’héroïne principale voit sa liberté individuelle s’opposer aux lois de la société. Stella et Miltos se refusent à fuir leur inévitable destin joué d’avance : elle, son assassinat, lui, son arrestation. Enfin, gravitent autour du trio Stella-Alekos-Miltos, des personnages secondaires qui formeraient en son ensemble un chœur antique, pour commenter, défendre ou critiquer la conduite de chacun des protagonistes.
Les Grecs ont balayé d’un revers de plume cette lecture très intellectuelle et réductrice, en voyant clairement dans le film un plaidoyer pour l’émancipation des femmes et une critique de la société grecque patriarcale. Vent debout, les journalistes, quel que soit leur bord politique, ont reproché à Michael Cacoyannis (chypriote élevé à Londres) une méconnaissance totale de la réalité grecque et une représentation immorale de son héroïne : « Alors, si on donne aux femmes la liberté de coucher avec le premier homme qui leur plaît, elles vont obtenir leur émancipation. Malheureusement, les victimes de l’audace de monsieur Cacoyannis seront nombreuses… », « Stella… la plus vulgaire calomnie de la réalité grecque contemporaine ». On parle même de libertinage, comparant la chanteuse de cabaret à une prostituée provocante et perverse.
Visiblement, la société grecque n’est pas prête à accepter le changement des mentalités : pour avoir refusé de se marier, Stella meurt. Remettre en cause les traditions, la morale établie, refuser de fonder une famille, revendiquer sa liberté, est absolument inenvisageable. La chanteuse rivale de Stella au Paradiso, jalouse de ses succès, prend au demeurant la défense de Miltos après le coup de couteau fatal, rejetant la faute sur Stella, responsable d’avoir foulé au pied l’honneur masculin.
Si Melina Mercouri prête à son personnage sa sensualité assumée et provocante, elle lui donne aussi une étonnante modernité, un parler franc et direct, une énergie et des manières aussi libres que celles d’un homme. Le pauvre Alekos fait figure auprès d’elle d’un adolescent attardé, fragile et trop sensible. Pendant qu’il écrit de la poésie, Stella va brailler à plein poumon son soutien à l’équipe de l’Olympiakos où joue le vigoureux Miltos, dont les avances un peu lourdes, les provocations, le côté macho, n’effraient nullement Stella qui aime à le narguer. Loin d’être une créature passive et soumise, elle est son égale.
Michael Cacoyannis choisit le 28 octobre comme date du mariage avorté, jour de la fête nationale du « Non », qui commémore le refus de la Grèce de laisser les troupes fascistes italiennes entrer sur son territoire. Stella est donc vue par le réalisateur comme une héroïne qui s’oppose à l’autorité, la brutalité, l’invasion de sa propre intégrité. On la voit arpenter le centre d’Athènes, ses grandes artères et le Parlement, et se confronter aux défilés, à la musique militaire, aux drapeaux dressés. La femme libre défie les symboles du pays avant d’avancer à l’aube vers son exécution programmée.