La rencontre avec la dizaine d’églises byzantines majeures de Thessalonique devait être un moment fort de notre séjour : cinq d’entre-elles étant classées au Patrimoine mondial de l’Unesco, nous étions impatients de découvrir de la fresque et de la mosaïque à profusion, avec le cortège d’émotions que me provoquent toujours les vieilles églises noircies par les cierges et saturées d’encens. Rien de tout cela, ou si peu. Les tremblements de terre et les incendies ont abimé la grande majorité des églises, qui ont été au mieux rafistolées, au pire beaucoup reconstruites, en y perdant un gros bout de leur âme. Les deux églises principales de la ville, Agios Dimitrios et Agia Sophia m’ont d’ailleurs laissé très peu de souvenirs. De plus, les horaires totalement fantaisistes des églises moins illustres ne facilitent pas les rencontres et nous avons parfois baissé les bras, las de nous cogner aux portes toujours closes. Et puis il y eut deux exceptions, avec la Panagia Chalkeôn et la toute petite Pantéléimon, des lieux moins imposants où nous nous sommes longtemps attardés, conquis par l’atmosphère de recueillement et de simplicité qui y régnait.
Les églises imposantes qui ont traversé les siècles sont rarement sorties de terre en l’état ; elles sont assises sur une succession de constructions, qui s’agrandissent en même temps que leur renommée et leur rôle dans la cité. Dimitrios, officier romain converti au christianisme et persécuté sous Dioclétien (en 303), meurt en martyr en 306 dans les sous-sols d’un établissement de bains publics. Dimitrios est enterré tout près de ces thermes, où s’élève dès 313 une première chapelle. Celle-ci devient très vite un lieu de pèlerinage et en 413, il faut construire une basilique pour accueillir les visiteurs, qui sera à trois nefs. À la suite d’un séisme et d’un incendie (entre 626 et 634), la basilique doit être reconstruite. Mosquée pendant l’occupation ottomane, elle redevient chrétienne pour très peu de temps puisqu’un autre incendie, celui de 1917, la détruit presque totalement. On la relève de nouveau, en respectant les plans du viie s. et en intégrant ce qu’il reste du bâtiment d’origine, quelques piliers porteurs de fresques. Devenu saint patron de la ville, Agios Dimitrios dispose dès lors d’une basilique à cinq nefs digne de son rang.
Voilà l’état de l’église après l’incendie…
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Alors certes, c’est grand, c’est large, c’est haut, c’est lumineux, et on n’a pas lésiné sur la déco. Mais, ça me laisse de marbre. Il reste en revanche, à droite et à gauche du cœur, deux vieux piliers portant encore des mosaïques pour certaines du viie s., comme celle de Dimitrios avec deux enfants – le saint est traditionnellement protecteur des enfants –, à moins que les deux garçons ne soient en fait Saint Cyrille et Saint Méthode, représentés plus petits que Dimitrios, car supérieur à eux en sagesse et en sainteté.
Agia Sophia est la seconde église de Thessalonique, dite incontournable. D’abord parce qu’elle est l’une des plus anciennes, et parce qu’elle fût la métropole à l’époque byzantine – la « cathédrale » historique. Elle aussi n’a pas jailli de terre par l’opération du Saint Esprit ; sur les ruines de thermes romains fut construite au ve s. une basilique à cinq nefs dédiée à Saint Marc. Le séisme qui avait détruit la première basilique, dédiée à Agios Dimitrios, fit de même avec celle de Saint Marc. Á la fin du viie s., on rebâtit alors un nouvel édifice, dédié non à Sainte Sophie, mais à la Divine Sagesse (Σοφία). Elle est remarquable par sa conception, un presque carré, synthèse de deux plans : le plan cruciforme, avec coupole centrale au croisement de la nef et du transept, et le plan basical à trois nefs. Vue de l’extérieur, elle est lourde et trapue.
Sur la gauche (quand on la regarde), se dressent les restes d’une tourelle datant de l’époque ottomane, lorsqu’Agia Sophia fut transformée en mosquée. Contrairement à ce que l’on peut lire – même dans le Routard –, cette tourelle n’est pas le reste du minaret, construit, lui, de l’autre côté et totalement détruit après 1912 – il suffit de regarder de vieilles photos pour voir l’évidence.
L’intérieur est aujourd’hui assez sombre, mais on est surpris de voir une décoration où règnent des motifs abstraits et végétaux ; ce décor date de la période iconoclaste (726-843), où l’on interdisait la représentation humaine. Dans la conque de l’abside, on distingue encore la trace d’une croix datant de cette période, – il reste les extrémités des branches –, remplacée par une Vierge à l’Enfant trônant. Dans la coupole, on se tord le cou pour regarder une Ascension grandiose, datée vers 885.
D’Agia Sophia, en traversant Egnatia, on tombe sur la très étonnante Panagia Acheiropiitos (on trouve le nom grec un peu compliqué « αχειροποιητος » retranscrit phonétiquement sous plusieurs orthographes). Voilà un nom bien bizarre pour un édifice religieux : « non fait de la main ». Donc, tombé du ciel ? Peut-être bâti en remerciement d’un « miracle », d’un vœux réalisé pour protéger une icône ? On ne nous donne pas la raison de cette dénomination mais cette église, plus basse que la chaussée, mérite le détour… quand les portes veulent bien s’ouvrir, mais notre troisième tentative, vers 18h30, fut la bonne.
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Construite au ve s. sur les ruines de thermes (oui, encore !), la Panagia Acheiropiitos est une basilique à trois nefs et toit en bois, avec galeries hautes, et précédée d’un narthex. Á l’extérieur du bâtiment rectangulaire, sur la droite, on trouve un baptistère et les restes d’un propylée qui devait relier la basilique avec « l’avenue des Byzantins » (aujourd’hui Egnatia).
Même si elle a subi les mêmes tracasseries que les autres églises de la ville (transformation en mosquée, tremblement de terre, incendies, restaurations…), la Panagia Acheiropiitos garde un charme pour moi intact : sa hauteur, l’entrée de la lumière sur deux niveaux, la beauté des marbres, les chapiteaux des colonnades très travaillés et la présence de mosaïques sur l’intérieur des arcs lui donnent de l’allure sans tomber dans le tape-à-l’œil.
Entre le marché Kapani et le Forum romain, on découvre une autre église byzantine, plus tardive (1028), mais toujours en dessous du niveau du sol, entourée d’un petit jardin fleuri. Rien à voir avec les premières, massives et imposantes : la Panagia Chalkéon ressemble à une bonbonnière un peu tarabiscotée, perdue au milieu d’immeubles modernes.
Alors que nous nous heurtions de nouveau à des portes fermées, un pope débonnaire jaillit je ne sais d’où pour nous ouvrir le lieu. Construite sur les ruines d’un ancien temple païen, on ignore officiellement son nom à l’époque byzantine. C’est en 1430, sous l’occupation ottomane, qu’elle prend le nom de Kazancilar Camii (la « mosquée des Chaudronniers »), en raison de la présence d’artisans du cuivre dans la région. Redevenue chrétienne, son nom est resté en changeant simplement de langue. Elle a la forme d’une petite église cruciforme, avec un dôme central soutenu par quatre colonnes, qui s’ouvre par un narthex couvert de deux dômes. Ses hauts murs extérieurs, aérés par de nombreuses ouvertures, sont très travaillés et décorés d’arcs, de petites colonnes, de corniches, d’éléments d’ornementation en relief.
À l’intérieur, on trouve des fresques du xie et du xive s., dont une belle Ascension du Christ. Alors certes, cette petite église de quartier n’a rien à voir avec Agia Sophia, mais, sa situation décalée par rapport à son environnement, son jardin piqué de roses, ses fresques un peu sombres, son odeur pénétrante d’encens, la gentillesse du pope – que nous retrouverons une demi-heure plus tard en train de faire son réapprovisionnement en encens au marché Kapani –, font d’elle une église à la fois raffinée, authentique et chaleureuse.
Et puis, pas très loin de la Rotonde de Galère, absolument par hasard, nous avons vu un matin une petite église ouverte, un peu en hauteur d’Egnatia : Agios Pantéléimon, qui ne paie pas de mine vue de l’extérieur. Il s’agit d’une petite église cruciforme tardive (fin xiiie-début xive), avec narthex, entourée d’un minuscule jardin où l’on trouve encore la fontaine datant de sa transformation en mosquée.
L’église n’a été consacrée à Agios Pantéléimon, martyr du ivè s., qu’après 1912 ; un doute demeure donc sur son origine : certains l’identifient comme le katholicon d’un ancien monastère byzantin, mais sans preuves formelles. Le peu de fresques d’origine ne justifie pas le détour dans ses murs, mais, si les vieilles dames du coin y défilent, c’est pour se signer devant une merveilleuse icône du Saint qui m’a laissée moi aussi toute chose. J’ignore si le peintre est celèbre, si cette icône a une histoire particulière, mais j’ai eu le plus grand mal à quitter le visage si fin, presque androgyne, d’Agios Pantéléimon.
Je suis restée plantée là, sous le charme, la dame gardienne du lieu souriant d’un air entendu devant mon air énamouré. Si ma mémoire ne s’est pas encombrée des grandes basiliques de Thessalonique, elle garde précieusement les traits délicats de ce Saint plus modeste, bien caché dans une toute petite église quasiment ignorée.