Les Groseilles de novembre
Roman d’Andrus Kivirähk* (édition originale, 2000)
Éditions Le Tripode, 2014
Traducteur : Antoine Chalvin
« Ton prochain tu voleras, le Diable tu ridiculiseras, la peste tu combattras ». Voilà à quoi se résume le quotidien d’un obscur village bâti près de la Baltique sous la plume d’Andrus Kivirähk, dans ce que l’on pourrait appeler « le long Moyen-Âge estonien ». Mais un Moyen-Âge bien barré, peuplé de bouseux tarés, de paysans convoiteux, de valets de ferme bêtes à manger du foin, d’intendants vauriens ; tous ont un boulon desserré. Rien ne tourne rond dans ces contrées qui grelottent, monde givré et farfelu tombé à la renverse, « légèrement » décalé du nôtre.
Andrus Kivirähk choisit le mode de la chronique, de la courte farce hénaurme, pour effeuiller les annales d’un mois de novembre de l’An de grâce d’il y a très longtemps. Du temps où les barons allemands régnaient sur toute la contrée, amenés par les soldats-templiers venus évangéliser ce coin oublié, terre de paganisme et de superstitions. La noblesse germaine posait pour sept siècles ses lourdes bottes sur le cou des Estoniens, ravalés au rang de simples serfs.
Mais dans ce trou paumé, le système féodal a volé cul par-dessus tête, et ce sont les gueux, les purotins, les pouilleux qui détiennent discrètement les clefs du manoir local. La ruse, la filouterie, les barbotages élevés au rang d’art, sont le quotidien saumâtre des paysans pauvres comme Job, qui inventent sans cesse des mensonges, d’autant plus avalés qu’ils sont monumentaux. Le baron et sa famille, grugés, dindonnés, sont les jouets naïfs de la cupidité des paysans. De toutes façons, le baron allemand n’est pour eux qu’un usurpateur, qui détient illégalement ce qui appartient de droit aux Estoniens. La bouffonnerie pourrait être seulement comique, elle est surtout extrêmement cruelle, car les villageois ne se contentent pas de voler les riches pour nourrir les pauvres, ils ont le larcin et l’avidité chevillés au corps. La grange du voisin, le garde-manger de l’ami, les étables des compères, tout se visite et tout se prend, non pour subsister mais pour entasser, accumuler : « Que vaut-elle donc votre vie ? Vous rôdez dans le noir et cambriolez vos voisins, mais vous ne savez rien faire d’autre avec votre butin que l’enfouir dans la terre, le manger ou le boire à la taverne ! ».
Alors, pourquoi savourer ces 265 pages si ces pauvres hères sont aussi peu urbains ? D’abord parce ce qu’ils sont extrêmement drôles, malins et terriblement attachants. Ces déplorables bougres, dont les instincts les plus primaires guident les décisions, sont loin d’être des chapardeurs aguerris et tombent bien souvent sur plus roublards qu’eux. Comme des bambins à qui l’on chiperait le hochet, ils ronchonnent un moment et repartent de plus belle à l’assaut des greniers. Et surtout, quel univers fantastique est le leur ! On croise, sur ces terres étrillées par le vent, la pluie et les neiges, des démons, des génies, des pelunoirs, des suce-lait, des tourbillonneurs, des chaussefroides, des vaches bleues de mer, autant de créatures venues de ces légendes du Nord, souvent malveillantes, qui causent bien des soucis à nos pillards. De toutes façons, chez ces païens mal convertis, on s’entend d’avantage avec le cornu qu’avec les auréoles, et l’on traite directement avec le diable pour obtenir un petit coup de pouce. « Á quoi cela sert-il d’entretenir des relations avec Dieu ? Tu lui adresses des prières, mais que t’a-t-il donné en contrepartie ? Avec le diable au moins, c’est toujours utile de faire des affaires : tu lui donnes ton sang, et lui te procure en échange quelque chose dont tu as cruellement besoin. Pas la peine de le prier ni de l’implorer. C’est un marché tout ce qu’il y a de plus clair et de plus honnête ! ». Au pays de l’étrangeté, on rencontre des jeunes filles qui se transforment en louves pour gambader dans la neige, on mange de la bouillie magique pour traverser les murs, on croise la peste sous forme de chèvre ou de cochon, on soigne sa malaria à grandes goulées de vodka, les bonhommes de neige récitent des poèmes et des romances vénitiennes, les sorcières boivent du thé à la souris, et trois personnages tombent amoureux… la farce satirique vire au conte, le médiocre au merveilleux, la truculence à la délicatesse.
Peine perdue, ces quelques « détraquements » qui parsèment le mois de novembre n’iront pas bien loin, et la vie de brigandage reprend son cours, comme un interminable servage qui condamne toute tentative de liberté : « Tout ce que nous possédons, c’est ce que nous avons réussi à voler… Le manoir ne cesse de nous donner des ordres, notre vie aussi est volée, et nous devons chaque jour la voler à nouveau en nous aidant de toutes sortes de trucs et d’astuces, afin de rester vivants jusqu’au lendemain ».
* Andrus Kivirähk, écrivain estonien né en 1970 à Tallinn