La Mer et au-delà
Texte de Yann Queffélec
Éditions Calmann-Lévy, 2020
Il fallait un voileux pour entendre une voileuse, un marin pour comprendre un autre marin, un écrivain-navigateur du large pour déchiffrer les silences et les absences d’un loup de mer bien trempé, ses coups de gueule et sa rage, son mépris des convenances et ce goût suicidaire pour une certaine fureur de vivre.
C’est toujours sur des bateaux que Florence Arthaud et Yann Queffélec se sont croisés durant vingt-cinq ans, selon les aléas d’un hasard farceur, à Ajaccio, Brest, Vannes ou Saint-Malo. Elle est fille d’éditeur, lui fils de romancier, skippers tous les deux, comme nés d’un même clan, d’une même ressouvenance salée. Ces deux-là se comprennent les yeux mi-clos, loin de la flatterie et des banalités, fuyant les mêmes démons ou les poursuivant. Une sensibilité à fleur de peau, une inaptitude pour la vie à terre, le quotidien, la routine, le goût des îles, du large, des nuits blanches, une liberté de vivre sans limites et sans cesse. C’est vers lui qu’elle se tourne quand germe un projet de livre sur l’histoire de la famille Arthaud ; mais Queffélec refusera, peu disposé à prêter sa plume pour écrire et s’émouvoir à la place de la navigatrice surdouée. Cinq ans après la mort tragique et absurde de Florence Arthaud, c’est à elle cependant que le romancier s’adresse, posé au fond du Finistère, dans un long texte polyphonique, où se croisent les voix des marins, des bateaux, du vent et des océans.
Yann Queffélec n’est jamais aussi bon que lorsqu’il se tait et laisse parler les autres. Comment dire l’indicible, la mer en furie, les déferlantes, les brouillards poisseux, l’horizon d’une couleur jusqu’alors ignorée ? Comment ne pas se heurter à ce qu’Alain Colas écrivait juste avant d’être effacé corps et biens par l’ouragan de la première Route du Rhum : il n’y a plus ni mer ni ciel, j’entre dans le noir ? Désespoir de l’écrivain, les mers font toutes le découragement des mots ; il imagine ainsi les dialogues, les échanges, les récits des grognards de l’Ostar 76, les Tabarly, Parisis, Riguidel, Gabbay, les briscards de la Whitbread 77, les Poupon, Étienne, Lamazou, la finauderie des frères Kersauson pour donner vie à la Transat en solitaire française, entre Saint-Malo et Pointe-à-Pitre. Écœurés par les exploits des Pen Duick d’Éric Tabarly qui mettent à mal la suprématie britannique sur mer, les Anglais ont modifié le règlement de l’Ostar (Transat anglaise entre Plymouth et Newport) pour bouter les bateaux français hors de course. La Route du Rhum naît de ce camouflet revanchard. Une Florence Arthaud de 21 ans prend le départ de la première édition en 1978, et se classe 11ème : un journaliste de France-Antilles la surnomme alors « la fiancée de l’Atlantique », sobriquet condescendant* on ne peut plus mal choisi : imagine-t-on un Tabarly en « fiancé de la mer » ?!
Pas le genre, vraiment, la fille Arthaud, indomptable rebelle connue pour ses excès, divers et variés : la fête, l’alcool, la défonce, la vitesse, la baston, la valse des petits-copains, les flots de larmes et les joies enchantées, le grand huit émotionnel pour une femme qui ne sait conjuguer la vie qu’au présent, solution magique au temps qui passe, égrenant béatement son absurdité. Cet ange au moral d’acier traverse la vie comme on traverse la mer, au risque de se perdre, bien conscient que la liberté d’agir est un luxe qui peut coûter cher à ses obligés. Mais il y a encore plus coûteux : le prix à payer pour ne pas devenir quelqu’un d’autre que soi. Même si tout cela avait commencé comme un conte de fées : hôtel particulier dans le Paris 16ème, grande bourgeoisie, famille unie, école religieuse, les chevaux, les bateaux, les voyages au bout de monde : une vie de princesse à l’abri des vents.
Mais le besoin de liberté est trop impétueux, trop prégnant, pour ne pas faire exploser la cage dorée, et à n’importe quel prix. Tant pis si on frôle la mort à 17 ans dans un accident de voiture (fractures multiples, comas, paralysie) ; ce sera la mer, contre l’avis de la famille, un apprentissage à la dure. Une fille dans un monde d’hommes. D’autant que pas facile la fille : elle ne joue pas le jeu des sponsors, de l’image, pas prête aux compromis, aux sourires, aux ronds de jambe. Alors elle peut toujours courir après un bateau flambant neuf, même avec son palmarès ; on se méfie de cette navigatrice qui ne mâche pas ses mots : trop d’écarts, d’insomnies, de rendez-vous manqués avec l’argent, et l’amour, aussi. Une sentimentale qui veut être aimée, qui rêve au prince charmant, une fleur bleue mâtinée d’artichaut. Mais l’argent de la voile préfère les marins couillus aux marins fendus, même quand on a gagné la Route du Rhum. Pas question de faire de l’ombre aux garçons. Quand on est une fille, on peut aimer la mer sans en faire un métier, on peut aimer les bateaux sans les avoir pour maisons, on peut aimer l’horizon sans lui lancer un défi comme si l’avenir en dépendait. Née trop tôt, Florence Arthaud…, le temps des femmes n’était pas encore venu.
Il y a tout cela sous la plume d’un Yann Queffélec ému et émouvant, tendre et respectueux, lucide et lumineux. Décortiquer les aléas d’une vie, la fulgurance d’une destinée, l’évidence d’un talent hors norme, mais aussi le jeu dangereux d’une trompe-la-mort qui finit par épuiser son ange gardien lui-même : un hélicoptère la repère miraculeusement en pleine nuit alors qu’elle est tombée de son voilier au large de la Corse, et un même hélicoptère la tue en Argentine quatre ans plus tard dans une collision accidentelle. Combien de fois était-elle passée de l’autre côté du miroir sans que la mort lui demande ce qu’elle foutait là et si elle avait vraiment l’intention d’emménager. C’est tout de même ballot pour un marin de mourir par le feu quand on s’attendait à ce que passe la vague de trop…
* On se souvient aussi de la Une machiste du Parisien, au lendemain de sa victoire à la quatrième édition, le 18 novembre 1990 : « Flo, t’es un vrai mec » !!!