Yannis Makridakis – La vie d’un simple

 

Au fond de la poche droite (Δεξιά τσέπη του ρἀσου – 2009)

Roman de Yannis Makridakis*

Traduction Monique Lyrhans

Éditions Cambourakis

 

 

C’est un instant de grâce, un moment suspendu, une rencontre inattendue, sans doute le plus beau livre que j’ai lu cette année. Il ne se range pas dans une bibliothèque, on le garde tout près, pour relire quelques pages, sentir l’odeur des pins et du romarin, entendre les cloches d’un monastère se mêler aux chants des tourterelles, retrouver la lumière douce d’une fin d’après-midi de printemps, ou affronter l’hiver qui se déchaîne sur les rivages escarpés d’une île de la mer Égée. Car ce texte, pétri d’humanité, de compassion, de délicatesse, est aussi une ode aux paysages grecs, à ses parfums, à ses couleurs.

Yannis Makridakis choisit un personnage parmi les plus modestes, un moine solitaire soumis à une règle rigoureuse et immuable, dernier occupant d’un monastère délabré, pour nous parler, paradoxalement, de la vie, de la joie, de la bonté, du bonheur.

Encore adolescent, le jeune Vassilis passe avec exaltation la porte de Notre-Dame d’Akrotiri**, monastère perché au-dessus de la mer. Novice, puis moine sous le nom de Vikentios, son enthousiasme s’estompe à mesure qu’il découvre la réalité de la vie monacale, plombée par la dureté d’un higoumène orgueilleux et tyrannique : les privations, les tourments, la pratique éreintante, la compagnie d’une poignée de vieux religieux souffreteux, ne sapent pas la foi solide du moine, qui se retrouve unique habitant des lieux à trente-cinq ans. Mais, il meurt de solitude, terrifié lorsqu’entre chiens et loups, les derniers pèlerins du monastère le laissent dans un silence total, troublé par les seuls hurlements du vent dans les fissures des murs de sa cellule. La vie s’est arrêtée, le temps est suspendu, le moine s’enlise… jusqu’à l’arrivée soudaine au monastère d’une petite chienne, vive et malicieuse, qui remet de l’inattendu, de l’allégresse, dans l’existence de Vikentios. La parenthèse joyeuse est de courte durée, la chienne ne survit pas à la naissance de ses petits, le moine est anéanti :« Ainsi agenouillé, le malheureux se redressa, regarda le ciel et poussa un cri qui fendit de part en part le vacarme glacé du vent de Nord. Implorant, il éleva les mains et resta ainsi immobile… Il laissa son corps inerte tomber, recroquevillé, sur le sol froid. Il pressait de ses doigts ses yeux ruisselants, laissant sa bouche adresser des supplications, des prières, des lamentations, des plaintes… pourquoi as-Tu pris près de Toi mon petit chien, Dieu tout-puissant ? ».  Ironie du sort, la même nuit de janvier, le primat de l’Église de Grèce s’éteint lui-aussi. Vikentios doit alors gérer deux deuils – l’officiel et l’intime –, et garder l’espoir entre les quatre murs du monastère, se battant de toutes ses forces pour maintenir au moins l’un des chiots en vie.

Évidemment, quand on a beaucoup souffert des injustices d’un higoumène cruel et que l’on campe seul sur un rocher depuis trop longtemps, la mort d’un Archevêque n’est rien à côté de la survie de jeunes chiots. C’est d’ailleurs en hommage à leur mère qu’il met en berne le drapeau du monastère, au pied duquel il l’a inhumée, entourée de fleurs, et non pour le vieil ecclésiastique ventripotent. Tel un Saint François qui ouvrirait ses bras à toute la création, Vikentios privilégie la vie à la mort, le futur au passé, le miracle de la naissance à l’enterrement en grandes pompes d’un homme trop puissant : « La radio diffusait des déclarations de divers prélats au pied de la tombe. C’était un astre resplendissant, dit au micro le Métropolite. Maintenant, que Dieu nous aide à choisir son successeur qui doit être bienheureux, innocent et pur. Vikentios eut un rire léger, tout ce qu’il avait enduré depuis ses dix-sept ans lui revint àl’esprit… il prit le chiot dans ses mains. C’est toi seul qui es bienheureux, innocent et pur. Je ne te laisserai pas me quitter ».

Yannis Makridakis oppose l’humilité de Vikentios, sa douleur intérieure, au battage médiatique des funérailles grandioses de l’Archevêque, Loin des querelles de mitres et crosses incrustées de joyaux pour la succession déjà ouverte, il n’a qu’une paire de chaussettes pour maintenir au chaud, au fond de la poche droite de sa soutane, les nouveaux-nés. Protéger la vie au sein du monastère est une mission pour le moine. Car sans un « autre », – ici, un animal –, Vikentios ne trouve plus de sens à son sacerdoce ; cet « autre » va lui redonner les clefs du bonheur : il peut alors de nouveau ouvrir les yeux sur la beauté de la nature environnante, tiré de la nuit vers le soleil, pour bénir les flots, les arbres en fleurs et toutes les créatures vivantes.

Ce moine, qui se bat contre sa mélancolie et la solitude, c’est aussi tout un chacun, cherchant, au fond de notre poche droite, ce qui nous fera sortir des ténèbres, réémerger vers la lumière, pour une renaissance.

* Yannis Makridakis, né à Chios en 1971, mathématicien, devenu écrivain et agriculteur, décroissant et altermondialiste, fondateur du Centre d’études de Chios

** Pour les familiers de l’île de Chios, Notre-Dame d’Akrotiri n’est autre que le monastère de la Panaghia Myrtidiotissa (H Μονή της Παναγίας της Μυρτιδιωτίσσης ή του Μυρσινιδίου)

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